TocCyclopédie ■ Époques

Le bon docteur Jekyll, un savant reconnu, réussit à mettre au point un breuvage qui sépare la part bonne de la part mauvaise de l'homme. Il l'expérimente sur lui-même, et devient le terrible et brutal mister Hyde.



Rouben Mamoulian, qui est né et a étudié en Russie, arrive aux USA dans les années 20. Il y rencontre un beau succès dans le monde du théâtre, et on lui propose de faire son premier film, Applause (1929). Passionné de technique et d'expérimentation, il réalisera la première oeuvre entièrement en Technicolor trichrome de l'histoire du cinéma : Becky Sharp (1935). Il tournera avec de grandes vedettes, comme Marlene Dietrich dans Le cantique des cantiques (1933), et offrira à Greta Garbo un de ces rôles les plus célèbres dans La reine Christine (1935). Mais, peu enclin aux compromis, il sera mal vu des grands studios et tournera très peu après la seconde guerre mondiale. Son caractère intransigeant le fera même renvoyer des tournages de Laura (1944) (finalement réalisé par Otto Preminger) et de Cléopâtre (1963) (réalisé, non sans difficultés, par Mankiewicz). Il tourne cette version de Docteur Jekyll et Mr. Hyde en 1931, année-clé pour le cinéma fantastique américain puisqu'elle voit démarrer la série des fameux films de monstres de la compagnie Universal (Dracula (1931) de Tod Browning, Frankenstein (1931) de James Whale...). Pourtant, Mamoulian travaille ici pour une compagnie concurrente : la Paramount. Docteur Jekyll et Mr. Hyde est au départ un roman de Robert Louis Stevenson qui rencontra un vif succès et fût abondamment adapté au cinéma dès 1908 : Murnau (Nosferatu le vampire (1921)...) lui-même en proposa une version officieuse avec Le crime du docteur Warren (1920). Toutefois, Mamoulian réalise ici la première adaptation en cinéma parlant de cette histoire. Le double rôle-titre valut un oscar à son acteur Fredric March, qui allait connaître une carrière de comédien hollywoodien très bien remplie (Sérénade à trois (1933) d'Ernst Lubitsch, Anna Karenine (1935) avec Greta Garbo, Ma femme est une sorcière (1942) de René Clair, Procès de singe (1960) de Stanley Kramer...). A ses côtés, on reconnaît le minois de Myriam Hopkins (Sérénade à trois et Haute pègre (1932) de Lubitsch...).
Le roman de Robert-Louis Stevenson est écrit en 1886, à une période au cours de laquelle 'on commence à étudier scientifiquement les troubles du comportement pour pouvoir les soigner de manière appropriée. Ainsi, à Paris, Charcot défriche le terrain et expérimente l'hypnose en 1884. Un de ses élèves, le professeur Sigmund Freud va, lui aussi, au tournant du siècle, proposer des théories révolutionnaires. Le docteur Jekyll s'inscrit donc dans cette lignée de savants décidés à comprendre et à soigner l'esprit humain. Il prétend que l'âme humaine souffre de la cohabitation de deux principes contraires : le bien et le mal, qui s'opposent et se déchirent, empêchant l'homme d'accéder au bonheur. Il parvient à concocter une drogue qui, une fois consommée, devrait séparé l'être mauvais et l'être bon. Il l'expérimente sur lui-même. Le résultat pratique de sa théorie s'avère terrible : le gentleman serviable et courtois se change en mister Hyde, une redoutable brute qui déchaîne ses pulsions violentes sans aucune inhibition.

Évidemment, durant le siècle de Freud, un tel récit mettant en jeu le conflit entre un personnage et ses pulsions sexuelles et violentes ne pouvait que connaître une grande popularité. Mais au-delà de cette problématique psychologique, l'adaptation de Mamoulian dresse aussi un portrait sans concession de la société victorienne dans laquelle vit le docteur Jekyll. Appartenant à la grande bourgeoisie de Londres, il doit obéir à des usages étouffants, mener sa vie selon des règles extrêmement dures et puritaines, sous peine de se voir considérer comme un débauché méprisable. Cette rigueur inflexible est incarnée par le père de sa fiancée, un vieux militaire obsédé par la bienséance et les usages des gentlemen, qui repousse sans cesse le mariage des deux amoureux. Lorsqu'il fait connaissance avec Ivy, une troublante prostituée des quartiers populaires, le docteur Jekyll repousse les avances de la jeune fille, mais prend conscience de sa frustration sexuelle qui l'opprime un peu plus chaque jour. De son côté, mister Hyde est un être au physique hideux, terriblement fort et énergique, et aussi très intelligent : il est un homme libre, et il refuse de laisser la société hypocrite lui dicter sa conduite. Il n'hésite pas à employer la violence pour abattre les barrières qui voudraient se dresser entre lui et ses désirs.

Pour nous conter cette histoire, Mamoulian expérimente sans retenue. D'emblée, Docteur Jekyll et Mr. Hyde s'ouvre sur de longs plans-séquences en caméra subjective, incroyablement astucieux, nous lançant tout de suite dans le feu de l'action en nous mettant littéralement à la place du docteur Jekyll. Ces expériences consistent aussi à inventer de nouvelles formes de narration audacieuses en utilisant des superpositions (lorsque Jekyll marche dans la rue, hantée par la jarretière de Ivy) ou même en employant le split screen, qui permet de suivre sur un même écran des évènements se déroulant dans deux endroits différents à un même moment; et ce, avec des années d'avance sur L'étrangleur de Boston (1968) de Richard Fleischer ou les films de Brian De Palma ! Il emploie aussi le montage pour donner beaucoup d'humour et d'énergie à son film. Il s'inscrit donc dans la grande tradition des insatiables expérimentateurs du langage cinématographique, comme D.W. Griffith (Intolérance (1916)...), Abel Gance (Napoléon (1927)...) ou Murnau (Le dernier des hommes (1924)...). Toutefois, le spectateur actuel pourra trouver que Mamoulian en fait beaucoup avec ses travellings et ses effets de montage très signifiants qui nuisent un peu à la cohérence stylistique de l'ensemble. Néanmoins, il réussit à imprimer à Docteur Jekyll et Mr. Hyde un rythme trépidant, constamment nerveux et énergique, qui l'emporte sur toutes les réserves.

Ce film est aussi célèbre pour ses effets spéciaux sidérants, particulièrement pour ses impressionnantes transformations durant lesquelles Fredric March change littéralement de visage sous nos yeux, sans aucun raccord de montage. Les métamorphose les plus spectaculaires sont obtenues très astucieusement en employant des changements d'éclairages subtilement dosés qui permettent de faire apparaître progressivement le maquillage sur le visage de l'acteur. On remarque que Mario Bava appliquera cette technique sur Barbara Steele dans le final de Le masque du démon (1960). Le visage très réussi de mister Hyde, à la fois hideux comme un singe, mais aussi redoutablement intelligent, est encore mis en valeur par l'interprétation survoltée et démentielle de March. Évidemment, comme dans toute bonne adaptation fidèle de ce récit très british, on apprécie le talent des décorateurs hollywoodiens qui parviennent à rendre une atmosphère Gaslight très réussie dans une Londres parcourue de ruelles brumeuses et inquiétantes.

Cette première adaptation parlante de Docteur Jekyll et Mr. Hyde est une des grandes réussites de l'âge d'or du cinéma fantastique américain. Réalisé et interprété avec une fougue entraînante, il poursuit la mise en place d'une mythologie qui allait être abondamment exploitée par le cinéma. Dix ans plus tard, Victor Fleming (Le magicien d'Oz (1939), Autant en emporte le vent (1939)...) proposera son Dr. Jekyll et Mr. Hyde (1941) avec Spencer Tracy et Ingrid Bergman, un autre classique de l'épouvante.

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