Autre financement participatif réussi, celui de la biographie de Lovecraft écrite par S.T. Joshi et publié aux éditions ActuSF : Je suis Providence. Les dernières nouvelles nous apprennent que la traduction a atteint les 50% !
Elle est réalisée par Christophe Thill, qui a également signé Le Guide Lovecraft évoqué plus haut. L’illustration de couverture est de Cindy Canevet.
Il faudra prendre votre mal en patience, la parution est prévue pour le prochain mois Lovecraft, en mars 2019. Pour suivre l’avancée du projet, vous pouvez vous abonner à la page Facebook dédiée.
La préface de Christophe Thill:Elle est réalisée par Christophe Thill, qui a également signé Le Guide Lovecraft évoqué plus haut. L’illustration de couverture est de Cindy Canevet.
Il faudra prendre votre mal en patience, la parution est prévue pour le prochain mois Lovecraft, en mars 2019. Pour suivre l’avancée du projet, vous pouvez vous abonner à la page Facebook dédiée.
Présentation de l’édition française
Enfin !
Voilà ce que l’on a envie de dire quand on tient finalement ces deux gros volumes entre ses mains — du moins, quand on est quelqu’un pour qui le nom de Lovecraft signifie quelque chose. Car cela faisait déjà quelques éons que l’on attendait de disposer d’une traduction en français, tout d’abord de la première version « expurgée », H.P. Lovecraft: A Life, puis de sa version compète, I am Providence… Le petit milieu de l’imaginaire francophone bruissait périodiquement de rumeurs comme quoi tel ou tel spécialiste était sur le point de s’emparer du projet, sans qu’il se passe rien finalement. Il faut dire que le volume de l’ouvrage (2 tomes, 3,2 millions de signes, des notes et références à foison…) représentait une sérieuse difficulté ; de quoi décourager plus d’une bonne volonté.
Mais ce dont on commençait à désespérer a fini par aboutir. Il a fallu pour cela la volonté d’un éditeur, ActuSF ; la réussite d’un financement participatif, qui a permis d’en assurer les bases ; et la mobilisation de l’équipe de traduction impliquée (et comment !) dans le projet : Thomas Bauduret, Erwan Devos, Florence Dolisi, Pierre-Paul Durastanti, Jacques Fuentealba, Hermine Hémon, Annaïg Houesnard, Maxime Le Dain, Arnaud Mousnier-Lompré et Alex Nikolavitch. C’est donc avec beaucoup de fierté pour le travail accompli que nous le mettons aujourd’hui à la disposition des lecteurs.
On pourrait penser que cette note introductive serait l’endroit pour saluer la qualité de l’ouvrage écrit par S.T. Joshi{3}. On s’y étendrait sur la colossale somme d’informations qu’il renferme, issue de la confrontation de sources aussi nombreuses que diverses ; sur son sens du détail et de la précision (que je me suis efforcé de prendre pour modèle) ; sur le soin apporté (bien plus que dans d’autres ouvrages) à la présentation des vues philosophiques, esthétiques, sociales, économiques et politiques de Lovecraft ; sur la volonté de l’auteur de détailler (même si sa propre position y est parfaitement claire) les différents points de vue qui s’affrontent dans différents débats… Mais pourquoi se donner cette peine ? Tout cela, il suffira de tourner quelques pages pour le constater par soi-même.
Il m’a semblé plus utile de suivre l’exemple de David Camus, qui, dans des préfaces détaillées aux deux recueils de nouvelles de Lovecraft qu’il a traduits pour les éditions Mnémos, explicite et justifie ses choix de traduction ; une démarche que je trouve extrêmement bénéfique pour le lecteur.
Les choix de traduction
La traduction de ce gros ouvrage est donc l’œuvre d’une équipe. C’est bien entendu un travail individuel ; et la contribution de chaque traducteur et traductrice est indiquée dans les chapitres correspondants. Mais c’est également un travail collectif, car il repose sur des choix partagés, effectués suite à des discussions.
Le texte du livre est constitué de deux composantes principales : d’une part le texte de S.T. Joshi, d’autre part les très nombreuses citations (essentiellement de Lovecraft, mais aussi de ses amis et correspondants) qui le parsèment et l’illustrent. « Traduire Joshi », en l’occurrence, cela signifie donc aussi traduire Lovecraft (et quelques autres).
Traduire Lovecraft
Mais au fait, pourquoi le traduire ? N’y a-t-il pas déjà des traductions françaises (même si elles ne sont pas toujours complètement satisfaisantes) de toutes ses nouvelles ?
C’est le cas, en effet ; mais le corpus lovecraftien contient bien d’autres choses que la fiction, parmi lesquelles un grand nombre d’essais, de poèmes et, bien sûr, la quasi totalité de la correspondance demeurent inédits en français.
La contrainte du sens
Les traductions qui en ont été faites pour cet ouvrage ont pour base commune le principe selon lequel tout doit prendre sens : chaque phrase doit être éclairée par celles qui la précèdent, éclairer celles qui la suivent, et être en cohérence avec l’ensemble. Il n’est pas envisageable (comme on a pu parfois l’observer à certains autres endroits) de se contenter d’une demi compréhension dans le cas où une phrase serait trop obscure pour être interprétée complètement.
Or, nombre d’éléments liés au style écrit de Lovecraft (hormis dans le cas de sa fiction, toujours compréhensible) peuvent représenter des obstacles à cette interprétation. Il peut s’agir de mots (termes rares, techniques ou disparus, dérivations savantes inventées à partir du latin ou du grec, mots actuels mais utilisés dans un sens qu’ils ont perdu depuis longtemps ou, tout simplement parfois, dans un sens erroné…), d’expressions (métaphores tombées en désuétude, références à des œuvres pas forcément facile à identifier, allusions à une actualité et à un contexte oubliés…), ou encore de constructions (phrases très longues, adverbes ou adjectifs positionnés dans une phrase selon des règles archaïsantes…).
Dans ce genre de cas, la traduction n’a pas été considérée comme achevée tant qu’elle n’était pas entièrement satisfaisante en termes de sens et de cohérence avec le contexte.
Le rendu du style de Lovecraft
Cette contrainte de sens, nous nous sommes efforcés de la concilier, dans un équilibre forme-fond, avec le respect maximum de l’expression et du style de Lovecraft.
Rendre le texte compréhensible peut imposer de remanier des phrases par trop alambiquées. Lovecraft a parfois tendance à envelopper ce qu’il dit d’un épais brouillard de constructions complexes et de mots difficiles, souvent par simple goût pour ce genre de langage ; mais cela peut être aussi pour se protéger, lorsqu’il aborde des sujets trop intimes, tel les céphalopodes, poulpes et seiches, se dissimulant dans leur nuage d’encre. Dans ce genre de cas, transmettre fidèlement le sens nécessite d’être un peu moins fidèle à la forme.
Mais, la plupart du temps, nous avons tenu à garder au maximum la saveur du style de Lovecraft, jusque dans certaines charmantes affectations archaïsantes. Ainsi, nous nous sommes efforcés de conserver au maximum ses « & » pour « et » et « &c. » pour « etc. », mais aussi de respecter ses phrases longues et son vocabulaire recherché tant que la compréhension n’en souffre pas.
La correspondance
Comme on l’a dit, une bonne partie de ces citations consiste en extraits de lettres. Comment Lovecraft s’adresse-t-il aux autres, et sur quel ton lui donner la parole dans ce type de contexte ? Quand on le connaît assez bien, qu’on a lu les témoignages de ses amis et contemporains, on connaît la réponse : un ton généralement sérieux, châtié, formel voire compassé, quoique volontiers avec une pointe d’auto-dérision. De cette vision générale découlent les réponses données à deux questions inévitables quand on passe de l’anglais au français : une question de temps, et une question de personne.
La personne, c’est la deuxième, et la question, celle du choix entre singulier et pluriel. Et il semble évident que Lovecraft choisirait le second. On ne peut l’imaginer que vouvoyant ses amis, même proches, et, bien évidemment, ses tantes. La seule personne qu’on peut le faire tutoyer est celle avec qui il a partagé la plus grande intimité de sa vie : son épouse Sonia.
La réponse à la question du temps à utiliser s’est imposée de façon tout aussi naturelle : pour quelqu’un qui tenait à conserver une forme littéraire même à l’oral, ce ne peut être que le passé simple.
Les poèmes
Si les poèmes de Lovecraft les plus intéressants (le cycle « Fungi de Yuggoth » et la plupart des poèmes fantastiques) ont été publiés en français, la majorité de ses vers sont toujours non traduits. Il est vrai que beaucoup de ces poèmes inédits n’ont pas d’intérêt ; mais il a bien fallu les rendre en français dans le cadre de cette biographie. Les traducteurs (et je tiens à les saluer pour cela) ont toujours réussi à produire des versions françaises élégantes, fidèles au sens original, et parfois même sous forme rimée !
Traduire S.T. Joshi
Pour ce qui est de la traduction de la prose de l’auteur du livre lui-même, nous avons choisi de donner la priorité au fond par rapport à la forme, s’agissant de texte documentaire, reposant sur le contenu d’informations, et non littéraire à strictement parler.
Pour cette raison, la narration a été rendue au présent (complété par le plus-que-parfait pour indiquer l’antériorité, et le futur pour la préfiguration). Ce temps moins littéraire que le passé simple est bien plus adéquat au récit des événements qui constitue le fond de la biographie.
De façon générale, le style lui-même n’est pas très littéraire, plutôt factuel et sans fioritures, et facile à rendre de façon simple. Quelques point ont cependant nécessité une amélioration, liés à deux travers opposés : d’une part, des répétitions fréquentes, particulièrement sur les noms propres ; d’autre part, la tendance, répandue en anglais, à abuser fortement des pronoms, au point qu’on a du mal à savoir de qui il est question à chaque fois.
Les crochets
Ces petits symboles pourraient être pris pour un détail, mais c’est loin d’être le cas. On les croise très souvent dans le texte, où ils signifient une chose bien précise : l’irruption, au sein du flot du texte, d’éléments qui lui sont extérieurs (un rôle qui est donc de nature fantastique, en fait…).
En dehors de leur usage classique pour signaler une ellipse (sous la forme […]), S.T. Joshi les utilise principalement pour donner une information connue mais non contenue dans la source, parfois avec l’assistance d’un point d’interrogation pour indiquer où se situe l’incertitude. Ainsi, imaginons qu’on découvre une lettre non datée dans laquelle Lovecraft écrirait : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Ce que l’on connaît de sa vie permettrait de dater une telle lettre du [23?-24? mai 1921].
Quant à nous, nous avons utilisé les crochets en grande abondance pour donner, le plus souvent possible, une traduction française des titres de toutes les œuvres mentionnées qui n’ont jamais été publiées en français, et donc ne possèdent pas de titre français officiel. S’il n’était pas question de déroger à la règle qui veut que, dans ce cas, on cite le titre original dans sa langue d’origine, il n’était pas question non plus de priver les lecteurs non anglophones du sens de ces titres.
Les notes
Comme le précise l’auteur dans sa préface, le livre est riche en notes, et il en a gagné beaucoup lorsqu’il a pris du volume. Notre traduction en possède bien plus encore.
Beaucoup de ces notes servent à indiquer des sources : nous y reviendrons dans le point suivant.
Mais il nous a paru indispensable d’ajouter de nombreuses notes explicatives sans lesquelles beaucoup d’éléments liés au contexte culturel et historique auraient pu sembler obscurs à nombre de nos compatriotes. Certes, la mondialisation (et un certain impérialisme culturel, aussi, peut-être…) a fait son effet. Quand Halloween de John Carpenter était sorti dans les salles françaises, il avait fallu le renommer La Nuit des masques, son titre original n’étant alors pas compréhensible pour le public hexagonal. Nous n’en sommes plus là (il y aurait même maintenant, paraît-il, des Français qui comprennent quelque chose au baseball). Mais la vie culturelle américaine jusqu’à l’entre-deux-guerres, justement, est antérieure à cette mondialisation : ses mots-clés, ses us et coutumes et ses grands noms (hormis ceux des vrais grands) n’ont pas été diffusés ainsi sous nos climats. Qu’est-ce que le parti Know-Nothing, qui est Billy Sunday, qui sont les Tammany ou les poètes imagistes ? Si vous ne le saviez pas déjà, alors ces notes vous serviront à quelque chose.
Les sources
Rassemblées dans la bibliographie en fin de volume, égrenées au fil des notes, les sources de base de l’ouvrage original sont anglophones. À chaque fois que c’est possible, nous leur avons substitué leur traduction française. Ce qui nous a parfois mené vers des publications aujourd’hui introuvables.
La principale source française utilisée est l’édition des œuvres complètes de Lovecraft (même si cette appellation n’est pas absolument conforme à la vérité) en trois volumes aux éditions Robert Laffont, collection « Bouquins » (1991-1992), désignée dans les références comme Lovecraft I, II et III. Cette édition déjà ancienne rassemble l’intégralité de la fiction et une sélection de poèmes et d’essais, ainsi que des documents et témoignages. De ce fait, elle demeure d’une grande utilité, mais n’est pas dénuée d’erreurs, qui à certains moments peuvent s’avérer gênantes par rapport aux analyses présentées. Dans ce cas, nous ne nous sommes pas privés de les signaler, et d’en proposer une correction qui rende les choses compréhensibles.
Une importante source complémentaire est l’ensemble des deux volumes de nouvelles traduits par David Camus et publiés chez Mnémos : Les Contrées du rêve (2010) et Les Montagnes hallucinées et autres récits d’exploration (2013). Les 19 nouvelles qui y sont rassemblées sont parmi les plus importantes de Lovecraft, et leur traduction, si elle a pu être discutée sur certains points de forme, est solide pour ce qui est du fond. Pour les nouvelles en question, elle se substitue donc à l’édition « Bouquins » en tant que référence.
Remerciements
Je conclurai comme il se doit par quelques mots de remerciements. L’équipe souhaite exprimer sa gratitude à quelques personnes pour leurs précieux coups de main : il s’agit de Jacqueline Callier, Vincent Martini et Philippe Méo. Quant à moi, je tiens à remercier mon épouse Barbara pour avoir supporté toute cette période au cours de laquelle Lovecraft a pris pension chez nous, et (bien loin des façons qui lui étaient chères de son vivant) s’est parfois avéré un invité quand même un peu encombrant.
Christophe Thill
Noisy le Sec
Décembre 2018
Enfin !
Voilà ce que l’on a envie de dire quand on tient finalement ces deux gros volumes entre ses mains — du moins, quand on est quelqu’un pour qui le nom de Lovecraft signifie quelque chose. Car cela faisait déjà quelques éons que l’on attendait de disposer d’une traduction en français, tout d’abord de la première version « expurgée », H.P. Lovecraft: A Life, puis de sa version compète, I am Providence… Le petit milieu de l’imaginaire francophone bruissait périodiquement de rumeurs comme quoi tel ou tel spécialiste était sur le point de s’emparer du projet, sans qu’il se passe rien finalement. Il faut dire que le volume de l’ouvrage (2 tomes, 3,2 millions de signes, des notes et références à foison…) représentait une sérieuse difficulté ; de quoi décourager plus d’une bonne volonté.
Mais ce dont on commençait à désespérer a fini par aboutir. Il a fallu pour cela la volonté d’un éditeur, ActuSF ; la réussite d’un financement participatif, qui a permis d’en assurer les bases ; et la mobilisation de l’équipe de traduction impliquée (et comment !) dans le projet : Thomas Bauduret, Erwan Devos, Florence Dolisi, Pierre-Paul Durastanti, Jacques Fuentealba, Hermine Hémon, Annaïg Houesnard, Maxime Le Dain, Arnaud Mousnier-Lompré et Alex Nikolavitch. C’est donc avec beaucoup de fierté pour le travail accompli que nous le mettons aujourd’hui à la disposition des lecteurs.
On pourrait penser que cette note introductive serait l’endroit pour saluer la qualité de l’ouvrage écrit par S.T. Joshi{3}. On s’y étendrait sur la colossale somme d’informations qu’il renferme, issue de la confrontation de sources aussi nombreuses que diverses ; sur son sens du détail et de la précision (que je me suis efforcé de prendre pour modèle) ; sur le soin apporté (bien plus que dans d’autres ouvrages) à la présentation des vues philosophiques, esthétiques, sociales, économiques et politiques de Lovecraft ; sur la volonté de l’auteur de détailler (même si sa propre position y est parfaitement claire) les différents points de vue qui s’affrontent dans différents débats… Mais pourquoi se donner cette peine ? Tout cela, il suffira de tourner quelques pages pour le constater par soi-même.
Il m’a semblé plus utile de suivre l’exemple de David Camus, qui, dans des préfaces détaillées aux deux recueils de nouvelles de Lovecraft qu’il a traduits pour les éditions Mnémos, explicite et justifie ses choix de traduction ; une démarche que je trouve extrêmement bénéfique pour le lecteur.
Les choix de traduction
La traduction de ce gros ouvrage est donc l’œuvre d’une équipe. C’est bien entendu un travail individuel ; et la contribution de chaque traducteur et traductrice est indiquée dans les chapitres correspondants. Mais c’est également un travail collectif, car il repose sur des choix partagés, effectués suite à des discussions.
Le texte du livre est constitué de deux composantes principales : d’une part le texte de S.T. Joshi, d’autre part les très nombreuses citations (essentiellement de Lovecraft, mais aussi de ses amis et correspondants) qui le parsèment et l’illustrent. « Traduire Joshi », en l’occurrence, cela signifie donc aussi traduire Lovecraft (et quelques autres).
Traduire Lovecraft
Mais au fait, pourquoi le traduire ? N’y a-t-il pas déjà des traductions françaises (même si elles ne sont pas toujours complètement satisfaisantes) de toutes ses nouvelles ?
C’est le cas, en effet ; mais le corpus lovecraftien contient bien d’autres choses que la fiction, parmi lesquelles un grand nombre d’essais, de poèmes et, bien sûr, la quasi totalité de la correspondance demeurent inédits en français.
La contrainte du sens
Les traductions qui en ont été faites pour cet ouvrage ont pour base commune le principe selon lequel tout doit prendre sens : chaque phrase doit être éclairée par celles qui la précèdent, éclairer celles qui la suivent, et être en cohérence avec l’ensemble. Il n’est pas envisageable (comme on a pu parfois l’observer à certains autres endroits) de se contenter d’une demi compréhension dans le cas où une phrase serait trop obscure pour être interprétée complètement.
Or, nombre d’éléments liés au style écrit de Lovecraft (hormis dans le cas de sa fiction, toujours compréhensible) peuvent représenter des obstacles à cette interprétation. Il peut s’agir de mots (termes rares, techniques ou disparus, dérivations savantes inventées à partir du latin ou du grec, mots actuels mais utilisés dans un sens qu’ils ont perdu depuis longtemps ou, tout simplement parfois, dans un sens erroné…), d’expressions (métaphores tombées en désuétude, références à des œuvres pas forcément facile à identifier, allusions à une actualité et à un contexte oubliés…), ou encore de constructions (phrases très longues, adverbes ou adjectifs positionnés dans une phrase selon des règles archaïsantes…).
Dans ce genre de cas, la traduction n’a pas été considérée comme achevée tant qu’elle n’était pas entièrement satisfaisante en termes de sens et de cohérence avec le contexte.
Le rendu du style de Lovecraft
Cette contrainte de sens, nous nous sommes efforcés de la concilier, dans un équilibre forme-fond, avec le respect maximum de l’expression et du style de Lovecraft.
Rendre le texte compréhensible peut imposer de remanier des phrases par trop alambiquées. Lovecraft a parfois tendance à envelopper ce qu’il dit d’un épais brouillard de constructions complexes et de mots difficiles, souvent par simple goût pour ce genre de langage ; mais cela peut être aussi pour se protéger, lorsqu’il aborde des sujets trop intimes, tel les céphalopodes, poulpes et seiches, se dissimulant dans leur nuage d’encre. Dans ce genre de cas, transmettre fidèlement le sens nécessite d’être un peu moins fidèle à la forme.
Mais, la plupart du temps, nous avons tenu à garder au maximum la saveur du style de Lovecraft, jusque dans certaines charmantes affectations archaïsantes. Ainsi, nous nous sommes efforcés de conserver au maximum ses « & » pour « et » et « &c. » pour « etc. », mais aussi de respecter ses phrases longues et son vocabulaire recherché tant que la compréhension n’en souffre pas.
La correspondance
Comme on l’a dit, une bonne partie de ces citations consiste en extraits de lettres. Comment Lovecraft s’adresse-t-il aux autres, et sur quel ton lui donner la parole dans ce type de contexte ? Quand on le connaît assez bien, qu’on a lu les témoignages de ses amis et contemporains, on connaît la réponse : un ton généralement sérieux, châtié, formel voire compassé, quoique volontiers avec une pointe d’auto-dérision. De cette vision générale découlent les réponses données à deux questions inévitables quand on passe de l’anglais au français : une question de temps, et une question de personne.
La personne, c’est la deuxième, et la question, celle du choix entre singulier et pluriel. Et il semble évident que Lovecraft choisirait le second. On ne peut l’imaginer que vouvoyant ses amis, même proches, et, bien évidemment, ses tantes. La seule personne qu’on peut le faire tutoyer est celle avec qui il a partagé la plus grande intimité de sa vie : son épouse Sonia.
La réponse à la question du temps à utiliser s’est imposée de façon tout aussi naturelle : pour quelqu’un qui tenait à conserver une forme littéraire même à l’oral, ce ne peut être que le passé simple.
Les poèmes
Si les poèmes de Lovecraft les plus intéressants (le cycle « Fungi de Yuggoth » et la plupart des poèmes fantastiques) ont été publiés en français, la majorité de ses vers sont toujours non traduits. Il est vrai que beaucoup de ces poèmes inédits n’ont pas d’intérêt ; mais il a bien fallu les rendre en français dans le cadre de cette biographie. Les traducteurs (et je tiens à les saluer pour cela) ont toujours réussi à produire des versions françaises élégantes, fidèles au sens original, et parfois même sous forme rimée !
Traduire S.T. Joshi
Pour ce qui est de la traduction de la prose de l’auteur du livre lui-même, nous avons choisi de donner la priorité au fond par rapport à la forme, s’agissant de texte documentaire, reposant sur le contenu d’informations, et non littéraire à strictement parler.
Pour cette raison, la narration a été rendue au présent (complété par le plus-que-parfait pour indiquer l’antériorité, et le futur pour la préfiguration). Ce temps moins littéraire que le passé simple est bien plus adéquat au récit des événements qui constitue le fond de la biographie.
De façon générale, le style lui-même n’est pas très littéraire, plutôt factuel et sans fioritures, et facile à rendre de façon simple. Quelques point ont cependant nécessité une amélioration, liés à deux travers opposés : d’une part, des répétitions fréquentes, particulièrement sur les noms propres ; d’autre part, la tendance, répandue en anglais, à abuser fortement des pronoms, au point qu’on a du mal à savoir de qui il est question à chaque fois.
Les crochets
Ces petits symboles pourraient être pris pour un détail, mais c’est loin d’être le cas. On les croise très souvent dans le texte, où ils signifient une chose bien précise : l’irruption, au sein du flot du texte, d’éléments qui lui sont extérieurs (un rôle qui est donc de nature fantastique, en fait…).
En dehors de leur usage classique pour signaler une ellipse (sous la forme […]), S.T. Joshi les utilise principalement pour donner une information connue mais non contenue dans la source, parfois avec l’assistance d’un point d’interrogation pour indiquer où se situe l’incertitude. Ainsi, imaginons qu’on découvre une lettre non datée dans laquelle Lovecraft écrirait : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Ce que l’on connaît de sa vie permettrait de dater une telle lettre du [23?-24? mai 1921].
Quant à nous, nous avons utilisé les crochets en grande abondance pour donner, le plus souvent possible, une traduction française des titres de toutes les œuvres mentionnées qui n’ont jamais été publiées en français, et donc ne possèdent pas de titre français officiel. S’il n’était pas question de déroger à la règle qui veut que, dans ce cas, on cite le titre original dans sa langue d’origine, il n’était pas question non plus de priver les lecteurs non anglophones du sens de ces titres.
Les notes
Comme le précise l’auteur dans sa préface, le livre est riche en notes, et il en a gagné beaucoup lorsqu’il a pris du volume. Notre traduction en possède bien plus encore.
Beaucoup de ces notes servent à indiquer des sources : nous y reviendrons dans le point suivant.
Mais il nous a paru indispensable d’ajouter de nombreuses notes explicatives sans lesquelles beaucoup d’éléments liés au contexte culturel et historique auraient pu sembler obscurs à nombre de nos compatriotes. Certes, la mondialisation (et un certain impérialisme culturel, aussi, peut-être…) a fait son effet. Quand Halloween de John Carpenter était sorti dans les salles françaises, il avait fallu le renommer La Nuit des masques, son titre original n’étant alors pas compréhensible pour le public hexagonal. Nous n’en sommes plus là (il y aurait même maintenant, paraît-il, des Français qui comprennent quelque chose au baseball). Mais la vie culturelle américaine jusqu’à l’entre-deux-guerres, justement, est antérieure à cette mondialisation : ses mots-clés, ses us et coutumes et ses grands noms (hormis ceux des vrais grands) n’ont pas été diffusés ainsi sous nos climats. Qu’est-ce que le parti Know-Nothing, qui est Billy Sunday, qui sont les Tammany ou les poètes imagistes ? Si vous ne le saviez pas déjà, alors ces notes vous serviront à quelque chose.
Les sources
Rassemblées dans la bibliographie en fin de volume, égrenées au fil des notes, les sources de base de l’ouvrage original sont anglophones. À chaque fois que c’est possible, nous leur avons substitué leur traduction française. Ce qui nous a parfois mené vers des publications aujourd’hui introuvables.
La principale source française utilisée est l’édition des œuvres complètes de Lovecraft (même si cette appellation n’est pas absolument conforme à la vérité) en trois volumes aux éditions Robert Laffont, collection « Bouquins » (1991-1992), désignée dans les références comme Lovecraft I, II et III. Cette édition déjà ancienne rassemble l’intégralité de la fiction et une sélection de poèmes et d’essais, ainsi que des documents et témoignages. De ce fait, elle demeure d’une grande utilité, mais n’est pas dénuée d’erreurs, qui à certains moments peuvent s’avérer gênantes par rapport aux analyses présentées. Dans ce cas, nous ne nous sommes pas privés de les signaler, et d’en proposer une correction qui rende les choses compréhensibles.
Une importante source complémentaire est l’ensemble des deux volumes de nouvelles traduits par David Camus et publiés chez Mnémos : Les Contrées du rêve (2010) et Les Montagnes hallucinées et autres récits d’exploration (2013). Les 19 nouvelles qui y sont rassemblées sont parmi les plus importantes de Lovecraft, et leur traduction, si elle a pu être discutée sur certains points de forme, est solide pour ce qui est du fond. Pour les nouvelles en question, elle se substitue donc à l’édition « Bouquins » en tant que référence.
Remerciements
Je conclurai comme il se doit par quelques mots de remerciements. L’équipe souhaite exprimer sa gratitude à quelques personnes pour leurs précieux coups de main : il s’agit de Jacqueline Callier, Vincent Martini et Philippe Méo. Quant à moi, je tiens à remercier mon épouse Barbara pour avoir supporté toute cette période au cours de laquelle Lovecraft a pris pension chez nous, et (bien loin des façons qui lui étaient chères de son vivant) s’est parfois avéré un invité quand même un peu encombrant.
Christophe Thill
Noisy le Sec
Décembre 2018