Dans les années 1920, en Grande-Bretagne, un médecin est retrouvé tué par des chauves-souris vampires. Peu avant, on venait de découvrir le corps d'un autre docteur, assassiné par un essaim d'abeilles. Il semble qu'un mystérieux Phibes, pourtant mort quatre ans auparavant dans un accident de voiture, soit à l'origine de ces crimes...
L'acteur américain Vincent Price a été propulsé Star de l'épouvante par L'hommeau masque de cire (1953) d'André De Toth, puis La mouche noire(1958) de Kurt Neumann et La chute de la maison Usher (1960) de RogerCorman. Cette dernière oeuvre marqua la première de ses nombreusescollaborations avec la firme indépendante American International Pictures.Cette compagnie, attirée par le dynamisme du cinéma britannique du début desannées 1960, va faire tourner en Angleterre de nombreux films interprétés par sa vedetteVincent Price. Parmi les premiers de ses films, on trouve les deuxdernières adaptations d'Edgar Poe réalisées par Roger Corman (Le masque de la mort rouge(1964) et La tombe de Ligeia (1965)). Mais Price ne s'arrêtapas là et il joua dans de nombreux autres oeuvres fantastiques tournées enGrande-Bretagne pour le compte d'AIP : City under the sea (1965) deJacques Tourneur ; Le grand inquisiteur (1968) de Michael Reeves ; Lecercueil vivant (1969) (dans lequel il croise Christopher Lee), Lâchez lesmonstres (1969) et The cry of the banshee (1970), ces trois derniersétant de GordonHessler. C'est après ce dernier titre qu'AIP confie au Britannique Robert Fuestla réalisation de L'abominable Dr. Phibes, lui aussi filmé en Angleterre.Fuest avait auparavant été un réalisateur régulier de la sérietélévisée Chapeau melon et bottes de cuir tout au long des années1960, avant de passer au cinéma avec la comédie Just like a woman. Sonsecond film sera Wuthering heigts (1969), adaptation de Les hauts deHurlevent interprétée par un juvénile Timothy Dalton. Son premier filmd'épouvante est le thriller And soon the darkness (1970), se déroulanten France, dans lequel deux vacancières britanniques sont les victimes d'unserial killer. Dans L'abominable Dr. Phibes, son quatrième film, Price n'estpas la seule vedette américaine, puisqu'on y retrouve le grand Joseph Cotten (CitizenKane (1941)...), qui tournait alors dans des productions fantastiquesinternationales (Latitude zéro (1968) d'Ishiro Honda, LadyFrankenstein (1970) de Mel Welles, Baron vampire (1972) de MarioBava...).
Pour se venger, le très excentrique docteur Phibes va s'inspirer de laBible. Ainsi, chacun de ses neufs méfaits sera le reflet d'une des dix plaies que Dieu déchaîna sur l'Égypte pour contraindre Pharaon à libérerMoïse et le peuple d'Israël. Phibes sera nettement influencé par les plaies des sauterelles, des grenouilles, dusang, de la grêle et de la mise à mort du premier né (cette dernière a fait céderle Pharaon). Par contre, il emploie aussi des rats, des chauves-souris, ainsiqu'une licorne, qui n'ont que peu de rapports avec les vraies plaies d'Égypte.Les abeilles utilisées par Phibes n'ont pas non plus leur place dans cetteliste, bien qu'on puisse les rapprocher, à la limite, de la plaie des taons oude la plaie des moustiques. Comme on le voit, Phibes nerespecte pas la Bible à la lettre. Pourtant, l'idée est excellente et sera reprise, sousune forme assez proche, par le serial killer bigot de Seven (1994), quis'inspirera, lui, des sept péchés capitaux. Price, qui incarne Phibes, proposeen tout cas un personnage d'assassin sadique et raffiné. Le crime nese savoure que comme un art, sous des formes aussispectaculaires que variées. Cela exige, bien entendu, des trésors decréativité de la part de l'assassin-artiste. Ce goût de la mise en scène dansl'exécution des meurtres semble renvoyer à des films d'horreur italiens, comme ceux deMario Bava, dans lesquels les tueurs multiplient les formes de mise à mort, toutes pluscruelles et inattendues les unes que les autres : Six femmes pourl'assassin (1964), La baie sanglante (1971)...
Le docteur Phibes est donc un esthète de la mort. La grandeur de ses crimes,qu'il conçoit à la manière d'œuvres d'art grandioses, n'a d'égale qu'à lanoblesse de ses sentiments et de ses motivations. En effet, ses méfaits n'ont pas descauses mesquines(argent, pouvoir...). Il est poussé à l'action par son désir de vengeance,fruit de sa passion amoureuse inouïe pour sa femme décédée. Comme le capitaine Nemo, laperte de sa famille l'a rendu inconsolable. Comme le fantôme de l'opéra, saface défigurée reflète mal la sensibilité romantique de son âme. Comme cesdeux frères de misanthropie, il passe le plus clair de son temps reclu loindes hommes, caché dans son refuge, à jouer de l'orgue. Haut en couleurs etinsolite, Phibes n'a laissé aucune adversité mettre un frein à sonambitieuse vengeance. Ainsi, il est parvenu à concevoir un maquillage cachantson visage, défiguré par l'accident de voiture dans lequel onsuppose qu'il a disparu. De même, il est parvenu à créer un systèmeacoustique se substituant à sa voix, alors même que ce drame routier l'avait laisséaphone.
L'abominable Dr. Phibes étonne par l'originalité de son contexte. Il sesitue en effet dans les années 1920, et joue fortement avec l'imagerie"Arts décos" de cetteépoque. Certes, d'autres films d'épouvante anglais étaientcensés se dérouler au cours de cette décennie (comme Les vierges de Satan(1968) de Terence Fisher), mais ils jouaient encore à fond la carte del'horreur gothique. Or, au début des années 1970, le gothisme classique de l'horreur britannique des années 1960 brille de ces tous derniers feux (Lecirque des vampires (1972) de Robert Young...), avant d'être terrassé parune nouvelle d'épouvante américaine plus moderne et réaliste (L'exorciste(1973)...). L'abominable Dr. Phibes , lui, prend le contre-pied du gothisme. Sesdécors s'inspirent en grande partie des Arts de la période aucours de laquelle il se déroule : le refuge de Phibes est placésous le signe des Arts Nouveaux (l'anglais Mackintosh, le belge Victor Horta...)des années 1900-1910, tandis que l'appartement de Versalius s'inspire destravaux du Bauhaus ou de Stijl, par exemple. Ce soin apporté à une directionartistique originale nous projette dans un univers rappelant celui desfeuilletons de Feuillade (Fantômas (1913), Les vampires(1915)...), tout comme il situe cette oeuvre dans la vague du cinéma rétro desannées 1970. De nombreuses films se déroulant des années 1920-1930-1940peuplaient en effet les écrans du monde entier ; citons : Les damnés(1968) de Visconti, Borsalino (1970) avec Belmondo et Delon, Leconformiste (1970) de Bertolucci, Chinatown (1975) de Polanski...
On est donc loin des boiseries sombres et des manoirsobscurs du fantastique britannique classique, et ce d'autant plus que leséclairages, extrêmement soignés, éclaboussent d'une lumière blanche intenseces superbes décors, sans rien laisser dans l'ombre. Rappelons d'ailleurs queFuest avait auparavant travaillé comme décorateur, par exemple sur Chapeau melon etbottes de cuir. On admire ainsi le travail sidérant sur la grande salle debal de la villa de Phibes, composée de plusieurs niveaux, avec son orguemonté sur un ascenseur et ses musiciens automates. La splendeur et lavariété de ces plateaux surprend pour un film d'épouvante AIP, compagnieplutôt habituée aux budgets limités. De même, le soin porté à laréalisation et à la photographie achève d'apporter unepatine luxueuse étonnante.
Par son ton insolite et anarchiste (il y a du capitaine Nemo et du comte Zaroffchez Phibes), par son goût pour un humour noir et une excentricité trèsbritanniques, par son univers aussi luxueux qu'abstrait et bizarre, L'abominableDr. Phibes évoque avant tout des séries télévisées britanniquescélèbres de la même période, telles Le prisonnier ou Chapeau melonet bottes de cuir. On peut, certes, lui reprocher une enquête policière unpeu laborieuse, ce qui permet au passage de se moquer irrévérencieusement desforces de l'ordre. Mais ce léger manque de tension est bien rattrapé par lefinal, éblouissant tour de force au suspens impressionnant. Unique,remarquablement interprété par ses deux principaux acteurs, L'abominableDr. Phibes allait connaître un certain retentissement. Il reçoit ainsi lePrix du meilleur film d'épouvante de la Première Convention du cinémaFantastique (appelée à devenir le Festival du Film Fantastique de Paris) etconnaît un tel succès public qu'on lui donne une suite, toujours interprétéepar Vincent Price et réalisée par Robert Fuest : Le retour de l'abominableDr. Phibes (1972). Il allait aussi influencer certains films d'épouvante àvenir. Outre Seven, on peut encore citer des titres à tendance"baroque" comme Phantom of the Paradise(1974) de de Palma (la voix électronique du Fantôme...) de Brian De Palma, Suspiria(1977) (l'usage des décors Art Nouveau) et Inferno (l'architectecommuniquant à l'aide d'un système électro-acoustique auquel il se connectepar un câble raccordé à son cou)...
Bibliographie consultée :