Quatre plaisanciers en croisière aux larges des côtes espagnoles s'échouent près du village d'Imboca. Paul (arborant un sweat-shirt de la Miskatonic University d'Arkham) et Barbara s'y rendent en canot pour chercher de l'aide...
Après From beyond (1987), Stuart Gordon (Re-animator (1985)...) avouait envisager deux prochaines adaptations de Lovecraft : La peur qui rôde (cela aboutira au film de C. Courtney Joyner The lurking fear) et Le cauchemar
d'Innsmouth, sa nouvelle préférée de cet écrivain. On planifie un tournage en Grande-Bretagne et des travaux préparatoires sont effectués par le dessinateur Brenie Wrightson et le maquilleur Dick Smith (L'exorciste (1973)...). Mais Gordon, pour des raisons familiales, refuse d'enchaîner tout de suite sur un nouveau tournage hors des USA (ses deux précédents films, Dolls (1986) et From beyond avait été réalisés en Italie). Le projet tombera définitivement à l'eau quand ses deux producteurs, Brian Yuzna et Charles Band, se fâcheront durablement pour des raisons d'argent (Brian Yuzna n'a pas touché de rémunération pour Re-animator qui a pourtant été un succès). Gordon abandonne les adaptations de Lovecraft pour un moment. Néanmoins, il finit par tourner le magnifique Castle freak (1996) d'après la nouvelle Je suis d'ailleurs pour le producteur Charles Band avec Jeffrey Combs et Barbara Crampton, les deux vedettes de Re-animator et From beyond. Plus tard, Brian Yuzna annonce qu'il fonde, avec Julio Fernandez, la Fantastic Factory, une compagnie de production de films fantastiques installée en Espagne : ses premiers projets sont Faust (2000) qu'il réalise lui-même, Arachnid (2001) de Jack Sholder (Hidden (1987)...) et Dagon de Stuart Gordon, ce film que Gordon ruminait depuis 15 ans ! Ce film est donc tourné majoritairement en décor naturel en Galicie, tandis que l'action est déplacée de la Nouvelle-Angleterre vers cette région d'Espagne. C'est à nouveau Dennis Paoli (Re-animator, From beyond, Castle freak...) qui en rédige le scénario. Si on est un peu déçu de ne pas retrouver Combs et Crampton parmi les acteurs, on y rencontre néanmoins le grand comédien espagnol Francesco Rabal (Viridiana (1961) de Bunuel, L'éclipse (1962) d'Antonioni, La sorcière brûlée vive (1967) de Visconti, Le convoi de la peur (1977) de William Friedkin, Attache-moi ! (1990) de Pedro Almodovar, Goya (1999) de Carlos Saura...) qui devait décéder peu après ce tournage. Par contre, les deux jeunes premiers Ezra Godden et Raquel Merono, sont des nouveaux-venus, qui ont surtout travaillé pour la télévision auparavant.
Pour des raisons de production, Dagon a été tourné en Espagne. Il a donc été judicieusement décidé de déplacer le récit de Lovecraft en Galicie. La ville ne s'appelle plus Innsmouth, mais Imboca, ce qui est la transcription espagnole du jeu de mot anglais Innsmouth/ In the mouth / Dans la gueule. De même, la famille Marsh est remplacée par la famille Cambano. Toutefois, on notera quand même un petit clin d'œil savoureux à la grande famille d'Innsmouth. Bénéficiant du magnifique décor naturel d'un authentique village de pêcheur, Dagon propose aussi un superbe travail sur direction artistique (décor des sanctuaires, outils des rituels...) et sur sa photographie bleu et or. Imboca est donc un petit village côtier constamment balayé par la pluie et le brouillard, peuplé de silhouettes difformes se traînant en rasant les murs, engoncées dans de lourds vêtements d'où émerge parfois une main étrangement palmée. Il n'y a pas à dire, on est bien dans une ville de Profonds telle que Lovecraft en décrit une si minutieusement dans Le cauchemar d'Innsmouth !
Dagon traite donc du pan du mythe de Cthulhu rattaché aux Profonds, une des plus célèbres créations de Lovecraft, et à leur maître et père Dagon. Et on est tout à fait étonné par la fidélité à la mythologie et aux œuvres de Lovecraft. Les clins d'œils et les correspondances entre les différentes nouvelles "Innsmouthiennes" sont extrêmement bien assemblés : une des plus grandes forces de Dagon est indéniablement la qualité de son scénario, sa richesse et sa manière d'arranger de nombreux éléments de l'univers Cthulhien dans un même récit structuré autour de la descente aux enfers de Paul et de ses compagnons. Plutôt que de nous proposer de suivre une adaptation linéaire de Le cauchemar d'Innsmouth, ce script insère les retranscriptions très réussies d'épisodes issus de cette nouvelle (l'assaut de l'hôtel, le flash-back consacré à l'arrivée du culte de Dagon à Imboca...) dans un récit tout à fait original qui réservera de nombreuses surprises au lovecraftophile averti. Ce scénario est à nouveau le fruit du travail du brillant scénariste Dennis Paoli qui avait déjà rédigé d'excellentes histoires en partant de courtes nouvelles de Lovecraft (From beyond et Castle freak).
Si on avait déjà vu, dans Necronomicon (1994), un Profond fort convaincant, Dagon doit nous proposer un village entier habité par ces êtres hybrides. D'une part, Gordon nous montre des individus dont les mutations ne sont pas encore très avancées : ces personnages aux gestes lents et aux regards vagues se reconnaissent tout de même à quelques ouïes ici ou là, à leurs yeux globuleux et à leurs visages inexpressifs typiques du "Masque d'Innsmouth". Pour les Profonds plus "avancés", Dagon choisit une option qui pourra déconcerter les rôlistes habitués au classique homme-poisson popularisé par les illustrations du jeu L'appel de Cthulhu : la population de Imboca est en fait constituée de personnages aux formes très diverses, munis de tentacules, dentiers de poisson, membres palmés... D'autre part, on a aussi droit à une vision très brève de Dagon lui-même : celle-ci, en images de synthèse, ne dure qu'une fraction de seconde, ce qui vaut mieux, serait-on tenté de dire, car un arrêt sur image permettra de se rendre compte que ce Grand Ancien aurait pu être plus réussi.
Comme toujours, Gordon nous propose sa réalisation dynamique, avec ses cadrages serrés et son montage nerveux ; mais son style sait aussi se faire lent, angoissant ou poétique quand le récit le réclame (la fin est magnifique). Le mode de reproduction des Profonds lui permet à nouveau de jouer sur un érotisme macabre et fantastique passant par des accouplements contre-nature dont il s'est fait une spécialité (la tête coupée libidineuse de Re-animator, le mutant obsédé dans From beyond, Giorgio et la prostituée dans Castle freak...). Ce goût des représentations érotico-horrifiques culmine particulièrement dans le sidérant cérémonial qui clôt le film (on pense à The sect (1990), un film assez Lovecraftien de Michele Soavi auquel Dagon semble aussi renvoyer à travers son goût pour les écorchages très crus), ainsi qu'à travers la lien trouble unissant Paul à la troublante Uxia dont la beauté fantastique et lunaire rappelle les vedettes féminines du cinéma gothique, comme Barbara Steele (Le masque du démon (1960)...) ou Martine Beswick (Dr. Jeckyll et sister Hyde (1971)...). D'ailleurs, à travers l'exploration de la demeure des Cambano, Gordon rend nettement hommage à ce style de cinéma. Quand au ton du métrage, s'il démarre à la manière d'une comédie, rappelant ainsi fortement Re-animator (Ezra Godden semble se livrer à une imitation de Jeffrey Combs !), il glisse progressivement vers une plongée dans la folie et la violence les plus abominables, à la façon de From beyond.
Bref, Stuart Gordon nous propose encore une très grande réussite en s'attaquant de front au Mythe de Cthulhu. Certes, on peut être un brin réservé quant à certains trucages numériques un peu trop visibles... Mais ne faisons pas la fine bouche, les amateurs de Lovecraft sauront reconnaître les qualités de ce film, notamment pour sa fidélité à cet écrivain et pour la richesse et l'originalité de son scénario. Et puis, quel bonheur de voir enfin sur un écran une belle brochette de sectateurs déments entonner en chœur "Ia ! Ia ! Cthulhu Ftaghn !" tandis qu'une victime s'apprête à être livrée à l'appétit lubrique de Dagon ! Alors monsieur Gordon : à quand le prochain ?
Bibliographie consultée
- The lurker in the lobby de Andrew Migliore et John Strysik, Armitage House,
2000. - L'écran fantastique numéro 217 (janvier 2002)









