Quelques années après la seconde guerre mondiale, sur l'île de Jersey, une jeune femme vit seule avec son fils et sa fille, tous deux allergiques à la lumière du jour, dans une grande demeure isolée. Un jour, une famille vient se présenter pour les servir comme domestiques...
Le thriller Tesis (1996), le premier film du réalisateur espagnol Alejandro Amenabar, est remarqué dans son pays, où il reçoit de nombreux prix. Puis, il tourne Ouvre les yeux (1997), avec Eduardo Noriega (Tesis...) et Penelope Cruz (En chair et en os (1997) de Pedro Almodovar...), un autre thriller, bâti autour d'un homme qui, défiguré après un accident, a recours à la chirurgie esthétique pour se reconstruire un visage. C'est un énorme succès en Espagne, et Alejandro Amenabar est approché par l'acteur Tom Cruise (Top gun (1986) de Tony Scott, Eyes wide shut (1999) de Stanley Kubrick...). Ce dernier met en place Vanilla Sky (2002) de Cameron Crowe, un remake de Ouvre les yeux, dans lequel il tient le rôle principal. Il participe aussi à la production du Les autres, le nouveau film d'Alejandro Amenabar, dont le rôle principal est tenu par Nicole Kidman (Calme blanc (1989), Eyes wide shut...), alors mariée à cet acteur américain. Le film est intégralement tourné en Espagne, mais avec un casting anglo-saxon : outre Nicole Kidman, on remarque ainsi Christopher Eccleston (Petits meurtres entre amis (1994) de Danny Boyd, eXistenZ (1999) de David Cronenberg...) ou Elaine Cassidy (Le voyage de Félicia (1999) d'Atom Egoyan...). Les beaux décors sont de Benjamín Fernández (Conan le barbare (1982) de John Millius, Indiana Jones et la dernière croisade (1989) de Steven Spielberg...)
Dans ce film, Grace, une jeune veuve de guerre, vit avec son fils et sa fille, allergiques à la lumière du jour, dans sa grande demeure, vaste et sombre. Elle recrute une famille de trois domestiques (un vieux couple et leur fille muette) pour s'occuper de la maison et des enfants. Des évènements insolites et inexplicables vont alors se dérouler dans la maison, tandis que la petite Anne prétendra voir des "intrus" rôder dans sa chambre. Par de nombreux aspects, Les autres s'inscrit dans le courant des grands films de maison hantée, tel La maison du Diable (1963) de Robert Wise et, surtout, Les innocents (1961) de Jack Clayton. C'est en effet à ce dernier que ce film renvoie le plus souvent : déjà son titre, "les autres" évoque la manière dont Deborrah Kerr y désigne les fantômes censés hanter la demeure où elle vit. De plus, l'architecture extérieure de la demeure, avec ses grandes fenêtres rectangulaires et son bassin, renvoie au manoir anglais de ce classique. Surtout, les deux jeunes enfants aux comportements ambiguës, chantonnant une comptine entêtante, font irrésistiblement penser aux deux bambins qui donnent son titre à Les innocents. En plus, la situation initiale (le recrutement de domestiques pour prendre soin des enfants) rappelle encore le début de ce film, tout comme la vision, plus loin dans le récit, de fantômes collant leurs visages aux vitres des fenêtres. De la même manière que Jack Clayton, Amenabar va jouer sur l'ambiguïté des situations pour faire diriger les soupçons du spectateurs successivement sur différents protagonistes (les enfants, les domestiques...), sans écarter la possibilité que, Grace, le personnage du point de vue duquel le récit nous est raconté, est l'objet d'hallucinations et de délires. Mais c'est aussi dans la façon dont la réalisation suscite la peur chez le spectateur que Les autres se rapproche de La maison du Diable et de Les innocents : par un usage habile et raffiné du montage et de la bande-son (on pense aussi à Répulsion (1965) de Polanski et à Vaudou (1943) de Jacques Tourneur), Amenabar dispense abondamment frissons et sursauts au spectateur, sans avoir recours à des trucages horrifiques et explicites.
Par sa façon de peindre, dans le contexte d'une histoire de fantômes, une cellule familiale qui, sous une apparence de tendresse et de calme, traverse une crise profonde, Les autres renvoie aussi à une version moins traditionnelle de la maison hantée : celle proposée par Stanley Kubrick dans son Shining (1980). Par sa réalisation, aussi, Amenabar évoque irrésistiblement ce réalisateur : contrairement à Les innocents ou à La maison du Diable, il refuse les cadrages tortueux et les ombres foisonnantes hérités d'Orson Welles (La splendeur des Amberson (1942)...) : il propose une esthétique rigoureuse et dépouillée, jouant souvent sur la symétrie et la frontalité. Le dépouillement du décor, d'une rare sévérité, va dans le même sens, à l'exception des arcatures du salon qui sont encore un hommage au style gothique de Les innocents. Murs gris dépouillés, débarras aux meubles recouverts de draps blancs, pièces vides... Tout cela rappelle la rigueur de la réalisation de Shining, tout comme les séquences présentant les enfants jouant à même le sol en s'inscrivant dans le réseau géométrique dessiné par le plancher, comme le faisait le petit Danny sur la moquette de l'Overlook. Il est aussi intéressant de constater l'importance donnée, très intelligemment, aux glaçantes photographies funéraires dans Les autres, ce qu'on peut rapprocher du terrible plan final de Shining : dans ses deux films, les photographies jouent un rôle morbide et inquiétant par leur faculté de faire traverser le temps à des images que le récit va imprégner d'un angoissant caractère macabre.
L'action est perçue uniquement du point de vue de Grace, la mère des deux enfants. Nicole Kidman interprète ce rôle lourd et complexe avec suffisamment de compétence et d'intensité pour qu'on lui pardonne quelques rares écarts de cabotinage. Ce personnage est fort hitchcockien, comme l'annonce son prénom évoquant irrésistiblement l'actrice Grace Kelly (Le crime était presque parfait (1954), Fenêtre sur cour (1954)...), beauté blonde d'une froideur toute anglo-saxonne, à laquelle Nicole Kidman fait beaucoup penser ici. De même, le récit, avec les domestiques inquiétants, qu'on soupçonne par moment d'être des manipulateurs, rappelle des classique de ce maître du suspens : Rebecca (1940), bien entendu, mais aussi Les amants du Capricorne (1949) avec Ingrid Bergman.
Pourtant, malgré tout ce fond de références, aussi nombreuses qu'artistiquement imposantes, Les autres parvient tout à fait à conserver son autonomie propre et à ne pas se réduire à un simple catalogues de clins d'oeil. Le récit est riche et se voit renforcer par une dimension allégorique originale, basée en grande partie sur la méfiance d'Amenabar envers la religion. Il décrit ainsi avec précision la foi de la très bigote Grace en y mêlant culpabilisation à outrance et sévérité du style de vie. Amenabar va alors opposer l'ombre à la lumière, le mensonge des dogmes religieux aux vérité libératrices, désignant clairement le secours de la religion comme un refuge pour les hypocrites et une prison pour les esprits.
Néanmoins, il est permis de regretter certains parti-pris narratifs nuisant à l'efficacité du film. Après un premier quart d'heure présentant adroitement, par une succession révélations, la situation des personnages, Amenabar va laisser le récit flotter une bonne heure entre doutes et soupçons à peine formulés. Cela évoque (encore !) Les innocents : mais cette ambiguïté était, dans ce cas, le principe même du film, qui n'apportait pas de réponse claire au spectateur, même dans sa dernière image. Or, ici, Amenabar va faire poireauter un peu le spectateur en la baladant de portes qui claquent en murmures mystérieux, sans faire réellement progresser sa réflexion, pour finalement se livrer à un déballage furieux dans son dernier quart d'heure, jusqu'à un ultime rebondissement faisant basculer le film, à la manière de Usual suspects (1995), par exemple. Certes, cela donne une dimension intéressante au récit, mais pourquoi ne pas avoir développé plus tôt cet aspect du film, qui explicite très clairement son aspect allégorique et son originalité ? Amenabar a soigneusement gardé les meilleures cartes dans son jeu jusqu'aux toutes dernières minutes, pour mieux les déposer sur la table dans un spectaculaire, mais trop tardif, coup de poker. Un peu plus de progressivité dans le développement des évènements aurait sans doute permis Les autres d'être un peu plus réussi et égal qu'il n'est.
Néanmoins, par la solidité de sa réalisation, ses qualités plastiques indéniables, son interprétation homogène et impeccable (Alakina Mann et Fionnula Flanagan sont elles aussi excellentes), Les autres restent un bon film d'épouvante classique qui saura séduire les amateurs de frissons raffinés. Ce film, majoritairement produit par des européens, a connu, sans doute en bonne partie grâce à la présence d'une vedette de l'envergure de Nicole Kidman, un très gros succès commercial aux USA, alors même que son budget était plutôt modeste (17 millions de dollars).