TocCyclopédie ■ Époques

Suzy Banyon, une jeune danseuse américaine, se rend dans une école de ballet à Fribourg, en pleine forêt noire. Le soir de son arrivée, deux élèves sont mystérieusement assassinées. Avec l'aide de son amie Sara, Suzy va tenter de résoudre ce mystère...



Le cinéma d'épouvante italien des années 1970 était dominé essentiellement par les giallo (thrillers violents typiquement italiens) et divers sous-produits des succès américains. Par exemple L'exorciste (1973) de William Friedkin et Les dents de la mer (1975) allait inspirer à un même Ovidio G. Assonitis respectivement Le démon aux tripes (1974) et Tentacules (1977) ! Dario Argento venait de réaliser Les frissons de l'angoisse (1975), un giallo louchant déjà fortement vers un cinéma de plus en plus fantastique. Avec Suspiria, il va passer pour la première fois dans le domaine de l'épouvante pure, débarrassée des contraintes réalistes inhérentes au genre policier. Si Suspiria ne marche pas très bien à sa sortie en Italie, il fait un triomphe au Festival du film fantastique de Paris. Puis il connaît un très grand succès dans les pays anglo-saxons et au Japon : Dario Argento devient une référence incontournable pour les amateurs de cinéma d'épouvante. Le rôle principale est tenu par Jessica Harper, qui venait d'apparaître avec succès dans Phantom of the Paradise (1974) de Brian De Palma. A ses côtés, on reconnaître entre autres Alida Valli (Inferno (1980) de Dario Argento, Senso (1954) de Luchino Visconti, Les yeux sans visage (1959) de George Franju, Oedipe roi (1967) de Pier Paolo Pasolini, La stratégie de l'araignée (1970) de Bernardo Bertolucci... et on pourrait continuer très longtemps avec encore de nombreux chefs d'oeuvre !), Udo Kier (De la chair pour Frankenstein (1974) d'Antonio Margheriti et Paul Morrissey, Lili Marleen (1981) de Reiner Werner Fassbinder, Breaking the waves (1996) de Lars Von Trier...) ou Joan Bennett (Chasse à l'homme (1941) et La femme au portrait (1944) de Fritz Lang...).
Les racines de Suspiria

Suspiria est le seul scénario que Dario Argento et sa compagne Daria Nicolodi écriront seuls. Tous deux passionnés de littérature fantastique, ils envisagent un moment d'adapter des textes de Lovecraft : cela ne se fera hélas jamais (par contre, Argento réalisera un excellent hommage à Poe dans Deux yeux maléfiques (1990)). Inspirés par une histoire qui était vraiment arrivée à la grand-mère de Daria Nicolodi (elle avait fui l'école où elle apprenait la musique après avoir découvert qu'on y pratiquait la magie noire...), ils décident d'écrire une histoire tournant autour d'une école de danse dirigée par des sorcières. Argento a toujours affirmé que les sorcières des films de Walt Disney, notamment celle de Blanche-Neige et les sept nains (1937), l'avaient beaucoup impressionné dans son enfance. Le tueur, entrevue de dos à un moment, porte d'ailleurs la même cape à très haut col que la méchante reine de ce film. Quant à la fuite de Suzy dans la maison qui s'effondre, elle rappelle beaucoup la course de Blanche-Neige dans la forêt obscure. Pour mieux comprendre le domaine de la sorcellerie, Argento a fréquenté quelques cercles d'ésotérisme pendant la préparation de Suspiria.

Parmi les influences de Dario Argento et Daria Nicolodi, il faut aussi citer Thomas de Quincey, britannique qui, dans le cadre de son Les confessions d'un anglais mangeur d'opium écrira le texte : Levana and Our Ladies of Sorrow. Il y décrit avec poésie trois sœurs étranges : Mater Lachrymarum (Notre Dame des Larmes), Mater Suspiriorum (Notre Dame des Soupirs) et Mater Tenebrarum (Notre Dame des Ténèbres). Argento aura l'idée d'en faire une trinité de sorcières qui règnent chacune sur une maison mystérieuse : Mater Suspiriorum dirige l'académie de danse de Fribourg (on la rencontre donc dans Suspiria), Mater Tenebrarum vit dans une demeure de New York (elle sera le personnage central d'Inferno d'Argento, la suite de Suspiria) et Mater Lachrymarum hante Rome (on l'entrevoit dans Inferno, dans l'école de musicologie, mais Argento n'a toujours pas réalisé le film qui devrait lui être consacré).



Enquête et meurtres : une certaine continuité dans l'oeuvre d'Argento

La structure du récit, bien qu'elle fasse appel à des éléments purement fantastiques, reste globalement la même que celle des giallo de Dario Argento. Après avoir été le seul témoin d'une scène-clé permettant de résoudre un meurtre, Suzy va devoir reconstituer la vérité de ce qu'elle a vu en recueillant autant d'indices que possible (comme dans L'oiseau au plumage de cristal (1970) ou Les frissons de l'angoisse). Le récit est compliqué par le fait que Suzy et Sara mènent toutes les deux leur enquête. Comme de nombreux personnages des films d'Argento, ces deux jeunes filles vont poursuivre une quête obsessionnelle et dangereuse pour découvrir LA vérité cachée derrière les meurtres perpétrés autour l'école de danse. Toutefois, ce n'est pas la clé d'une banale affaire criminelle réaliste qu'elles vont découvrir, mais bien des secrets ésotériques et magiques, ne devant pas être mis à la portée des non-initiés.

Autres points communs avec les précédents films d'Argento : les meurtres. Quatre mouches de velours gris (1971) et Les frissons de l'angoisse comportaient, notamment dans leurs dernières séquences, des mises à morts particulièrement terrifiantes et spectaculaires. Ici, les meurtres ne sont pas commis par un déréglé mental tuant à cause d'un traumatismel, mais bien par la confrérie des sorcières (on ne saura jamais vraiment qui est le tueur, mais cela ne fait que renforcer l'aspect mystérieux et étrange du récit) éliminant tous ceux susceptibles d'ébruiter leurs savoirs. Si ses meurtres ne sont pas gratuits dans la structure du récit, leur violence, leur théâtralité et leur complexité semblent favoriser le spectacle à la simplicité (les fameux meurtres placées à l'ouverture de Suspiria). Toutefois, bien que ces scènes de crime impliquent parfois des éléments fantastiques, certains détails très cruels (les coups de couteaux...) pourraient tout à fait se rencontrer dans un giallo particulièrement baroque. Après Les frissons de l'angoisse Argento gravit encore un pas dans le gore : mais, ici, les exactions sont si étranges et surréalistes (le couteau dans le cœur, le chien qui dévore Daniel...) que ses séquences ne donnent pas du tout une impression d'horreur réaliste, contrairement, par exemple, à Zombie (1978) de Romero ou à La dernière maison sur la gauche (1972) de Wes Craven par exemple.



L'image et le son : à la recherche d'un fantastique pur

Une des caractéristiques les plus frappantes de Suspiria est la singularité de son ambiance. Que ce soit dans ses décors, dans ses costumes, dans le traitement de la bande-sonore, de la photographie... Argento multiplie les interventions qui vont lui permettre de créer une atmosphère qui ne devrait rien à la réalité. Pour cela, il va s'appuyer sur des influences insolites et des expérimentations techniques résolument inédites.

Argento a toujours affirmé l'influence sur Suspiria du graveur hollandais Maurits Cornelis Escher (1898-1972), bien connu pour ses jeux géométriques paradoxaux. Et il faut bien reconnaître que les ressemblances de ce film avec ses diverses oeuvres sont tout à fait patentes : imbrications de formes géométriques et symétriques pour créer une architecture fantastique (la maison des premiers meurtres), répétitions de motifs simples (les oiseaux des papier peints), combinaison de figures colorées (le vitrail), fascination pour les volumes simples (les boules dans la chambre de Mater Suspiriorum, le prisme étrange manipulée par la cuisinière), perception de géométrie régulières à travers des processus de prise de vue très déformant (objectif grand angle, scène filmée de l'intérieur d'une ampoule électrique, prise de vue plongeante...)... Ce n'est pas la moindre réussite de Suspiria que d'avoir réussi à retranscrire dans une oeuvre de cinéma l'atmosphère hors du temps et de la réalité des gravures de cet artiste unique, ce mariage fascinant entre l'imaginaire onirique et la rigueur mathématique. Giuseppe Bassan, le directeur artistique réalise un travail sidérant, s'inspirant de divers courants de l'art germanique : néo-classique, gothique, rococo, art nouveau... Ces trois derniers styles prévalent, qui ont la particularité de donner aux bâtiments une dimension végétale étrange, là aussi assez fantastique.

Une autre influence qu'Argento avoue pour Suspiria est la peinture expressionniste du nord de l'Europe du début du vingtième siècle, et notamment Kokoschka, peintre autrichien, formé à ses débuts par les symbolistes viennois tels que Klimt (auquel on pense aussi parfois, notamment pour les silhouettes élancées des jeunes filles). L'influence de Kokoschka semble s'illustrer dans Suspiria particulièrement dans les jeux chromatiques, notamment dans ces flaques de couleurs mouvantes transformant sans cesse les formes (l'exemple le plus évident étant le voyage de Suzy en taxi). Ces éclairages vivaces et expressionnistes (c'est à dire qu'ils cherchent à reproduire la réalité telle que la perçoit l'artiste à travers toute sa subjectivité) sont aussi très influencés par les superbes travaux coloristes du réalisateur/chef-opérateur Mario Bava (Six femmes pour l'assassin (1964), Lisa et le diable (1974)...) et les éclairages délirants avec lesquels Luchino Visconti avaient peint l'Allemagne des années 30 dans Les damnés (1969). Outre l'utilisation d'éclairages et de filtres colorés traditionnels, Argento et son directeur de la photographie Luciano Tovoli ont eu recours, pour le tirage, à l'utilisation d'un procédé particulier, le Technicolor trichrome, avec lequel les couleurs sont traités sur trois films différents, puis combinés sur un même film. Ce procédé avait pratiquement disparu en 1977 (le dernier véritable laboratoire développant le Technicolor, depuis 1978, est en Chine), et Argento pouvait s'estimer heureux d'avoir mis la main sur une quantité de pellicule suffisante pour Suspiria ! Si ce procédé permet un traitement séparé des couleurs (bleu, rouge et vert) ce qui ouvre la porte à toutes les expériences en matière de chromatisme : Argento l'emploie alors pour peindre Suspiria aux teintes les plus folles de son imaginaire fantastique. Enfin, il continue d'explorer les travellings les plus audacieux et les plus fascinants, que ce soit pour accompagner une jeune fille fuyant dans une forêt nocturne ou pour arpenter d'une manière hypnotique un couloir apparemment vide, mais grouillant de présences invisibles et chuchotantes.

D'autres peintres et cinéastes ont aussi influencé cette oeuvre : évidemment cette course à la subjectivité et au fantastique angoissant dans chaque élément du film rappelle le génial Le cabinet du docteur Caligari (1919) de Robert Wiene, ainsi que d'autres films fantastiques allemands des années 1920 (Le cabinet des figures de cire (1924) de Paul Leni, Nosferatu le vampire (1922) de Murnau, Le montreur d'ombres (1923) d'Arthur Robison, Les trois lumières (1921) de Fritz Lang...). On pense encore aux films d'avant-garde français, comme La chute de la maison Usher (1928) de Jean Epstein (avec ses corridors aux rideaux agités par le vent), Le sang d'un poète (1930) (le couloir de l'hôtel) et surtout La belle et la bête (1946) (ambiance fantastique de conte de fée, les corridors ponctués de luminaires étranges...) de Jean Cocteau... On pourrait encore citer les peintures de De Chirico (la mort du pianiste sur la place néo-classique), de Dali ou de Magritte...

Une chose est sûre : à travers l'identité plastique incroyablement originale de Suspiria, Argento parvient à tourner le dos aux atmosphères classiques du cinéma d'épouvante, que ce soit le réalisme âpre de L'exorciste (1973) ou le gothique traditionnel des films Hammer (Le cauchemar de Dracula (1958) de Terence Fisher...).

Il faut encore souligner le travail hallucinant effectué sur le son. Alors qu'il ne bénéficie que d'un budget assez modeste, Argento va tout de même créé une bande-son en stéréo, mixé ensuite sur sur 4 pistes sonores séparées pour les projections en salle. Le son multipiste étaient en général réservé aux grosses productions hollywoodiennes (Lawrence d'Arabie (1962) de David Lean, 2001, l'odyssée de l'espace (1968) de Kubrick...). Il emploie aussi un synthétiseur Moog, marque créée dans les années 1960 et popularisé au cinéma par la musique d'Orange mécanique (1971) de Kubrick. Toutefois Argento n'utilise pas le Moog comme un instrument de musique, mais pour traiter de manière très originale et étrange tous les sons de son film. Enfin, le groupe Goblin compose une musique incroyable, inspirée par une mélodie médiévale, quelque part entre le rock progressif, l'opéra, la comptine enfantine et la mélopée entêtante et répétitive entonnée par les participants d'une cérémonie maléfique. La bande-son, à travers toutes ses expérimentations uniques et audacieuses (annoncées par L'exorciste (1973)) parvient encore à créer une atmosphère étrange, complètement coupée de la réalité.

Suspiria est donc un film unique. Si il fallait le rattacher à un courant du cinéma fantastique, il faudrait remonter au cinéma expressionniste le plus pur, celui de Le cabinet du docteur Caligari, pour retrouver un film qui, à travers tous ses éléments (décors, réalisations, son, photographie...), cherche à créer un univers fantastique s'affranchissant complètement de la réalité apparente, et explore ainsi en profondeur la nature des choses telles que les perçoivent l'âme humaine à travers l'imaginaire et les rêves, par-delà le mur du sommeil.

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Bravo pour la fiche détaillée de ce film
■ Frank Einstein 13/11/2006
J'ai toujours été fasciné par le cinéma d'Argento et j'ai trouvé votre fiche extrêment intéressante.

Juste une précision : le film est disponible en dvd zone 2 chez TF1 vidéo depuis maintenant presque 5 ans !
Soupirs, soupirs...
■ Fab 08/04/2005
... de bonheur ! De joie ! Les mots me manquent (et j'ai les oreilles qui sifflent encore : p... de claque, vlan dans les gencives ! )

Je croi que Manu résume bien le truc, Suspiria est un film unique, une expérience visuelle et sonore exceptionelle.

Parmi les références oubliées (on t'en veux pas Manu ! sauf que du coup, j'ai plus rien à dire ! ) citons Psychose (la fameuse scène du lit).

Et pour ceux qui veulent approndir le sujet, je conseille plus que fortement la lecture de Dario Argento : Magicien de la peur de J.B. Thoret (éd. Cahiers du cinéma, prix : env. 20 €). Un bouquin certes très complexe mais au combien intéressant.
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Merci à Monsieur Sandy Petersen !
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