Notes et transcription : chris-@-cinebis.org">Christophe Thill
... ET LOVECRAFT AVEC LES MONSTRES
LES deux livres de H.-P. Lovecraft, La Couleur tombée du ciel et Dans l'abîme du temps, ne sont pas passés inaperçus. A peine publiés, leur auteur a été comparé à Edgar Poë, et même jugé supérieur.Un a vu en lui une sorte de poète maudit (il est mort dans la misère aux Etats-Unis en 1937) qui aurait renouvelé le genre du conte fantastique. Le fantastique, et plus précisément ce qu'on pourrait appeler la littérature d'épouvante, est bien en effet le domaine de Lovecraft, plutôt que la science-fiction. Son oeuvre, apothéose de l'irrationnel, est l'expression tragique d'un monde en désarroi, qui ne peut dominer ses propres terreurs et voit surgir de tous côtés des monstres prêts à détruire la civilisation et le mode de vie. Certes, Lovecraft est un écrivain authentique dont le talent de conteur n'est pas niable. Mais quelle est la signification réelle de son oeuvre ?Les récits de Lovecraft nous plongent toujours dans une atmosphère d'angoisse étouffante et d'horreur. On y voit apparaître des êtres surnaturels, dont la description est souvent d'une naïveté grandguignolesque, qui attaquent l'humanité après s'être manifestés de façon mystérieuse et troublante au narrateur -- la plupart du temps un savant -- qui n'en pouvant croire ses yeux, essaie d'élucider l'origine de ces phénomènes, les nie, et finit par admettre l'effarante vérité : dans un passé extrêmement lointain, des êtres doués de pouvoirs inouïs, venus d'un autre univers, peuplèrent notre planète avant l'apparition des hommes. Au début du XXe siècle, époque où se situe l'action des récits, ils cherchent à reconquérir leurs domaines perdus, et le narrateur, vaincu d'avance, voit surgir de la terre, des airs et de la mer des démons qui lui inspirent une irrépressible frayeur et devant lesquels il demeure impuissant.
Lovecraft manie le cauchemar avec une conviction assurée. Mais la répétition de certains procédés d'écriture finit par lasser le lecteur sur qui pèse déjà le malaise provoqué par les descriptions nées d'une imagination morbide. L'affabulation de ces récits où les couleurs, les visions, les sons et les odeurs contribuent à révéler peu à peu la présence des monstres fait appel aux mythologies les plus primitives, à la magie noire et aux forces occultes. L'idée selon laquelle des forces occultes dominent notre monde revient comme un leitmotiv chez Lovecraft. Les savants auront beau chercher, nier, trouver des explications logiques, rien n'y fera. Les démons, en définitive, gagnent la partie.
Il y a là une morale très précise : la science, la raison sont inutiles ou inefficaces, et les hommes au bout du compte demeurent les victimes consentantes des fantômes qui hantent la terre. Je ne sais si Lovecraft l'a voulu ainsi, mais ses fantômes -- qui apparaissent toujours dans une région des Etats-Unis bien connue par l'auteur et décrite avec réalisme -- sont les reflets fidèles d'une société qui a une peur panique d'elle-même et de sa propre fin.
Charles DelasneLes Lettres Françaises, n°578, 21-28 juillet 1955, p. 2.