Notes et transcription : chris-@-cinebis.org">Christophe Thill
H P. Lovecraft
L'archéologie du rêve
HOWARD PHILLIPS LOVECRAFT n'est guère connu en France que depuis une quinzaine d'années ; encore a-t-il été révélé à un cercle d'initiés, puisque ses oeuvres romanesques ont d'abord été publiées dans une collection de science-fiction ("Présence du Futur" chez Denoël) et dans la revue Planète. C'est donc un écrivain méconnu que la revue L'Herne présente aujourd'hui aux lecteurs de notre pays. Un écrivain auquel convient plus qu'à tout autre le qualificatif de "fantastique".SON existence fut celle d'un solitaire ; à part deux années à Brooklyn pendant lesquelles il fut sans conviction l'époux légitime d'une romancière amateur, il ne quitta pratiquement jamais la Nouvelle-Angleterre, et même ne s'éloigna guère de la ville de Providence (Rhode Island) [1] où il était né en 1890, où il mourut en 1937. Comme Proust, il dormait volontiers le jour pour écrire la nuit et se promener ; de ses nombreux amis -- des collègues amateurs de choses occultes ou des collaborateurs de la célèbre revue de fiction et d'horreur Weird Tales -- beaucoup ne le connurent que par une correspondance à laquelle il consacrait une partie importante de son temps. Tel son héros Kuranès, de Celephaïs, "n'aimant pas beaucoup les manières des gens qui l'entouraient, il préférait rêver et transcrire ses rêves". Un père mort fou et syphilitique quand il avait huit ans, une mère abusive qui devait elle aussi finir ses jours à l'asile, une éducation corsetée par le puritanisme et tout ce que cela implique d'antiphysis [2], une sensibilité très tôt marquée par les traditions de fantasmagorie qui imprègnent le terroir natal (Salem n'est pas loin, avec ses sorcières...), une santé qu'il fallait toujours surveiller (il abhorrait le froid, le lait et l'eau !), voilà qui permet de comprendre bien des choses : August Derleth et J. Vernon Shea, qui ont connu Lovecraft, soulignent ces faits avec raison dans leurs études biographiques.
Mais la vie réelle comptait peu pour cet homme qui aurait aimé vivre durant le dix-huitième siècle anglo-américain : si peu qu'il s'est constitué un univers parallèle, curieusement stable, dans lequel s'inscrivent ses rêves nocturnes aussi bien que ses rêveries diurnes, et auquel ses écrits confèrent en quelque sorte une existence tangible. Il (s')invente une ville, Arkham, proche d'un port, Innsmouth, traversée par un fleuve, le Miskatonic, dotée d'une université à laquelle appartiennent ses héros (médecins, professeurs, écrivains) et dont la bibliothèque renferme des grimoires terribles, le Necronomicon de l'Arabe fou Abdul Alhazred, les Manuscrits pnakotiques, etc. La plupart des nouvelles fantastiques qu'il rédigea entre 1920 et 1937 ont en commun cet espace naturel et culturel qui semble être pour lui la réalité quotidienne, tolérable, voire plaisante, quoique hantée.
Car à ce monde de "rêve réel" se superpose, si l'on peut dire, un monde de "rêve rêvé". Tout entier placé sous le signe d'une espèce de théologie matérialiste, celui-ci possède aussi ses hauts lieux (la cité interdite de Kadath, le pays des Montagnes de la folie, le fleuve Skai...) et ses habitants mystérieux (Nyarlathotep le choas rampant, Cthulhu le seigneur des Abysses, les esprits Shoggoth [3], les Grands Anciens ou ceux de la Grand-Race qui précédèrent l'homme et lui succèderont, eux-mêmes menacés par les entités venues des tourbillons de l'infini...). Ces deux mondes communiquent, échangent leurs signes et leurs valeurs : l'être humain y voyage par le rêve, par les rêves à l'intérieur du rêve, mais toujours dans des conditions "normales", en ce sens que des escaliers, des trappes, des tunnels y ménagent des ouvertures, que des odeurs, des bruits et des lueurs y sécrètent l'horreur. Tous les moyens sont bons pour faire pressentir que notre espace-temps est le prisonnier provisoire d'un espace-temps plus vaste, qui le traverse parfois d'un éclair pour lui rappeler qu'une menace pèse sur lui : le présent n'est qu'un interstice entre un passé de grandeur perdue et un futur de fureurs vengeresses. Quoi d'étonnant si le héros-type de Lovecraft est un archéologue, doublé d'un psychologue et d'un explorateur ? La singulière cohérence de l'imagination, la récurrence des thèmes, la puissance de l'onirisme, l'allure concertée de l'écriture donnent à cette oeuvre un étrange pouvoir de fascination et une indéniable modernité.
Ce fantastique repose sur l'émergence de l'Autre dans notre univers : effraction de l'ailleurs (extra-temporel et extra-terrestre), altération de l'être (dégénerescence), aliénation de l'individu (magie, folie) : la mort [4] et la sexualité sont absentes de la surface du texte, c'est-à dire refoulées, enfouies ou disséminées. Tout cela est évoqué dans L'Herne. François Truchaud -- à qui revient le mérite d'avoir organisé ce numéro -- J. Bergier, N. Murat, H. Juin et F. Lacassin l'expriment avec un enthousiasme contagieux, P. Versins, J. van Herp et Y. Rivais avec une précision toute scientifique ; trois études de fond tentent une approche critique plus moderne de cette littérature de Lovecraft : G. Klein la démarque du vieux "frénétique" et de la science-fiction en faisant appel à des analyses "socio-critiques", Cl. Ertal et M. Le Bris cherchent le secret d'une écriture par des méthodes structurales (textualisme telquellien, psychanalytique [sic] lacanienne). Outre de nombreux autres articles, le volume -- qui compte près de 400 pages grand format -- contient des lettres et des textes inédits de H.P.L., ainsi qu'un riche apparat [sic] bibliographique et même filmographique.
Voici donc l'ouvrage de référence pour qui veut pénétrer plus avant dans une oeuvre où se conjuguent névrose et esthétisme, délire et cohérence, rêve et matérialisme. Ses ambitions d'écrivain, Lovecraft les avait précisées dans un ouvrage théorique, Epouvante et surnaturel en littérature, que Christian Bourgois vient de publier en français ; Pierre Belfond offre cet automne un recueil considérable de nouvelles inédites (souvent excellentes) sous le titre de Dagon, et les éditions Denoël réimpriment ceux de leurs volumes qu'on ne trouvait plus. L'année 1969 sera non seulement lunaire à cause des cosmonautes, mais lunatique par cet envoi jusqu'au Vieux Continent d'un des meilleurs écrivains fantastiques américains -- le second après Edgar Poe. Outre la brièveté du texte, la mention de la Lune était un argument pour justifier le choix de la nouvelle qui suit, dans laquelle l'auteur est à la fois présent et absent, entre l'analphabète endormi Morgan et l'écrivain hanté Howard Phillips.
[L'article est suivi du texte La Chose dans la clarté lunaire, extrait du recueil Dagon.]
Jean Bellemin-NoëlLe Monde n° 7702, 18 octobre 1969, supplément "Le Monde des Livres", p. VIII.
Notes :
1. Le mythe du reclus a la vie dure, plus encore que celui de Cthulhu... En 1969, alors qu'études et documents commencent à être largement disponibles, notre critique juge encore utile de le véhiculer. Retour2. "Négation de la nature". On pense à toutes les contraintes qu'est censé exercer sur lui-même l'homme "bien élevé" et qui finissent par tuer le naturel. La correspondance de Lovecraft en laisse effectivement voir les traces. Retour
3. Sans commentaire sur le terme aberrant d' "esprits". Accessoirement on peut se demander pourquoi l'auteur "case" Cthulhu et les Anciens, ainsi que les "Montagnes de la Folie" (les Montagnes hallucinées, dans la version française) dans les Terres du Rêve. Retour
4. Que la sexualité soit refoulée chez Lovecraft, ce n'est pas vraiment une révélation inédite. Mais la mort ? Plusieurs nouvelles alignent un nombre de cadavres non négligeables et on va parfois jusqu'au macabre le plus primaire, avec par exemple le tête-à-tête d'un homme et d'un cadavre dans Dans le caveau. Le critique ne pouvait ignoré ce texte, publié justement dans L'Herne... Retour