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Jack Torrance, un écrivain dont la carrière a du mal à démarrer, accepte un emploi de gardien à l'Overlook, un hôtel isolé dans les montagnes, durant de la morte-saison, en plein hiver. Il pense qu'il y trouvera l'inspiration, et s'y enferme donc, seul avec sa femme Wendy et son fils Danny. Mais, ce dernier, doué de pouvoirs paranormaux, détecte la présence de forces malveillantes planant sur l'hôtel.



Après le tournage de Barry Lyndon (1975), Kubrick se met à la recherche d'un nouveau sujet de film. La compagnie Warner lui fait alors parvenir Shining, troisième roman à succès de l'écrivain Stephen King. Le réalisateur est intéressé, et y voit l'occasion de s'attaquer au film d'épouvante, un style auquel il ne s'est jamais frotté malgré son goût pour l'exploration des genres hollywoodiens (film noir avec L'ultime razzia (1956), film de guerre avec Les sentiers de la gloire (1957), péplum avec Spartacus (1960), science-fiction avec 2001, l'odyssée de l'espace (1968), film à costumes avec Barry Lyndon...). Il choisit Jack Nicholson (devenu une star avec Chinatown (1974) de Roman Polanski, et surtout Vol au-dessus d'un nid de coucou (1975) de Milos Forman...) et Shelley Duvall (alors connue pour avoir tourné dans des films de Robert Altman : Nous sommes tous des voleurs (1974), Trois femmes (1977)...) pour interpréter Jack et Wendy Torrance. Danny Lloyd (alors âgé de 6 ans) est recruté suite à un grand casting à travers les Etats-unis pour jouer Danny, l'"enfant-lumière" ; mais il n'a pas poursuivi ensuite une carrière d'acteur, et serait aujourd'hui enseignant. Scatman Crothers, au départ un musicien, est recruté sur recommandation de Nicholson (aux côtés duquel il apparaît dans Vol au-dessus d'un nid de coucou...) pour le rôle du cuisinier-médium Dick Hallorann.
Voir un grand studio hollywoodien, comme la Warner, proposer à Kubrick, déjà considéré comme un génie, l'adaptation d'un roman d'épouvante est quelque chose d'assez neuf au milieu des années 1970. Cela est dû en partie au développement d'une plus grande considération pour le cinéma fantastique, qui s'est développée tout au long des années 1960-70. Au début des années 1960, le cinéma d'horreur était fort mal vu, et les réalisateurs réputés voulaint faire des films penchant vers l'épouvante devaient les produire eux-mêmes, en se contentant de budgets modestes : ainsi ont procédé des réalisateurs hollywoodiens comme Alfred Hitchcock (Psychose (1960)), Robert Aldrich (Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (1962)), ou Robert Wise (La maison du Diable (1963)), ou les réalisateur anglais Michael Powell (Le voyeur (1960)) et Jack Clayton (Les innocents (1961)). Pourtant, en général, ces oeuvres avaient un certain succès public, tout comme les films d'horreur gothique britanniques produits par la petite compagnie britannique Hammer (Le cauchemar de Dracula (1958) de Terence Fisher...). Les grands studios américains, néanmoins, regardent l'épouvante avec dédain, et il ne passerait pas par la tête d'un de leurs dirigeants de commander à un réalisateur prestigieux une oeuvre d'épouvante ambitieuse. La situation va changer avec Rosemary's baby (1968), adaptation d'un roman de Ira Levin, commandée par la Paramount au réalisateur européen Roman Polanski, alors prisé par la critique, mais dont les films ne connaissaient pas encore des succès internationaux. Puis L'exorciste (1973) de William Friedkin pour la Warner Bros d'après un roman de William Peter Blatty, et Les dents de la mer (1975) de Steven Spielberg pour l'Universal d'après le livre de Peter Benchley, confirment cette tendance : ces trois films sont d'énormes succès commerciaux. D'autres branches du cinéma fantastique se sont aussi vues traiter de manière de plus en plus favorable, avec La planète des singes (1968) de Franklin J. Schaffner, 2001, l'odyssée de l'espace la même année, Rollerball (1975) de Norman Jewison et La guerre des étoiles (1977) de George Lucas : toutes ses productions ont connu un excellent accueil public. A la fin des années 70, la fantastique était sorti du ghetto de la série B pour devenir un des genres les plus populaires auprès du grand public international.

Shining est le troisième roman écrit et publié par Stephen King, après Carrie et Salem. Carrie, publié en 1974, a été un succès, et fut rapidement adapté au cinéma avec Carrie (1976) de Brian De Palma. Shining est aussi un best-seller. King y retranscrit courageusement des éléments auto-biographiques très durs, tels ses difficiles années de vache maigre partagées avec sa famille, ou ses problèmes d'alcoolisme. Il y mélange, comme à son habitude, des notions psychologiques et réalistes avec des éléments fantastiques et horrifiques (comme dans Carrie, ou plus tard Cujo). Cela rappelle d'ailleurs beaucoup Rosemary's baby que Kubrick avouait admirer : la fragilité mentale de personnage contemporains se heurte à l'inexplicable et au mal. Cette cohabitation de la vie quotidienne banale et réaliste avec le fantastique, si typique des ouvrages de King, va beaucoup séduire Kubrick. Pourtant, il va largement élaguer dans ce long roman. La relation entre Danny et son ami invisible est plus ambiguë, moins nettement fantastique. L'alcoolisme de Jack est pratiquement escamoté, tout comme la description de la vie de la famille Torrance avant son arrivée à l'Overlook. De même, toutes les péripéties se rattachant à la chaudière et, notamment, son explosion finale, ont disparu : c'est là une bonne chose, puisque cela nous évite un n-ième incendie de maison maudite, comme on en a tant vu dans le cinéma gothique des années 1960 (La malédiction d'Arkham (1963), La femme-reptile (1966) de John Gilling...).

Malgré de nombreuses coupes dans le roman de Stephen King, Kubrick s'attache à rendre de façon réaliste la psychologie de la famille Torrance, ce réalisme étant encore renforcé par le choix d'acteurs qui n'ont pas particulièrement des "beaux" physiques de cinéma. Confrontés à des problèmes d'argent, Jack Torrance veut profiter de son séjour à l'Overlook pour écrire un roman et réaliser enfin sa vocation d'écrivain. Rongé par sa peur d'échouer, par l'angoisse de la feuille blanche et par le manque de confiance en lui, Jack devient une victime facile pour les spectres hantant l'hôtel, qui vont le dresser contre sa femme et son enfant. Pourtant, et contrairement au livre de Stephen King ou à des films comme Rosemary's baby et Les innocents, Kubrick se méfie d'une description trop détaillée et raffinée de la psychologie des personnages. Ainsi, la disparition des problèmes d'alcoolisme de Jack et de nombreux autres éléments concernant le passé des personnages va tendre à les rendre plus abstraits, plus lointains. Leurs réactions deviennent moins lisibles et compréhensibles pour le spectateur. Kubrick va donc cultiver un goût du mystère, de l'inexplicable et du silence, ménageant ainsi de nombreuses zones d'ombres dans son récit afin de rendre énigmatiques des éléments bien plus clairs dans le roman (les références au bal de 1921, le personnage déguisé en animal...). Ainsi, à la précision psychologique et narrative d'un Polanski (Rosemary's baby...), Kubrick préfère un cinéma intuitif et poétique, proposant au spectateur de vivre une série d'émotions plutôt que de suivre un traditionnel récit solidement écrit. Il se crée donc, dans Shining, une tension certaine entre la nécessité de suivre, ne serait-ce que grossièrement, la trame du roman de King, et la volonté d'accomplir une oeuvre de terreur suggestive à l'aide de moyens purement cinématographiques (mouvement de caméra, éclairage, ralentis, montage, zoom...). Ainsi, si Kubrick paraît proche du cinéma d'avant-garde par son goût de l'innovation formelle et ses choix narratifs audacieux, il se plie néanmoins, tout en le malmenant, au canevas narratif du récit cinématographique et littéraire issu de l'épouvante traditionnelle. Cette tension entre ses ambitions expérimentales d'une part, et les genres de cinéma hyper-codifié qu'il aborde d'autre part, caractérise, en fait, l'oeuvre de Kubrick, notamment à partir de 2001, l'odyssée de l'espace.

Si la description des personnages et de leur évolution restent globalement fidèles au roman de King, la grande originalité de Shining se situe au niveau de la peinture de ses cadres géographique et architectural. Les fameux survols silencieux en hélicoptère des routes montagneuses sur lesquelles évolue la Volkswagen des Torrance, ponctués par l'orchestration électronique d'un morceau de Berlioz, soulignent d'emblée l'isolement écrasant que font peser ces paysages démesurés sur les humains perdus dans cette région. Mais, c'est évidemment l'hôtel de l'Overlook qui impressionne le plus. Son aspect extérieur est déjà étonnant : composé de facette géométriques en formes de triangles et de losanges, il est bien loin de l'idée qu'on peut se faire d'un vieux palace américain. Quant aux décors intérieurs, Kubrick et son décorateur Roy Walker réinventent dans les studios britanniques d'Elstree la notion de maison hantée. Alors que Les innocents et La maison du diable nous ont habitué à des demeures gothiques saturées d'ornements étranges, de géométries irrégulières et de zones d'ombres inquiétantes, Kubrick, lorsqu'il filme les couloirs de l'hôtel, joue sur la stabilité d'une représentation frontale rigoureusement symétrique, scandée par des motifs répétitifs, géométriques et abstraits (les portes, les cendriers, les lustres, les motifs de la moquette...). Les couleurs apparaissent par aplats vifs sur des zones clairement dessinés, tandis que la lumière blanche ne laisse aucun recoin dans l'ombre. Cette représentation de l'hôtel est plus proche de la peinture abstraite et de l'architecture moderne du vingtième siècle que de l'idée traditionnelle qu'on se fait de la maison hantée, grouillant de traces du passé. Pourtant, et contrairement aux apparences, l'Overlook n'est certainement pas coupé de ses racines maléfiques, plongeant profondément dans le sol et le passé américain. Kubrick a l'idée ingénieuse de bâtir l'hôtel sur un cimetière indien. Dès lors, les décors de l'Overlook ne sont pas tant modernes qu'inspirés par l'art traditionnel des indiens d'Amérique, comme le prouve les motifs encadrant les ascenseurs, la fresque située au dessus de la cheminée du salon, les tapis... : la géométrie rigoureuse, le réseau de lignes abstraites et de couleurs tranchés caractérisant le décor de l'hôtel sont en parfaite harmonie avec la culture ancestrale qui fait peser sa lourde malédiction sur l'Overlook. Kubrick joue sur la proximité très nette entre l'art moderne et les arts américains traditionnels pour créer un nouveau lieu de cauchemar, devenu inoubliable pour les cinéphiles du monde entier.

Ainsi, la présence de l'hôtel va lourdement peser sur la famille Torrance, qui se perdra dans les recoins complexes de l'Overlook et se heurtera à ses mystères et à ses spectres. Ce bâtiment devient carnivore : après avoir écrasé les êtres humains par sa monumentalité hiératique, il les détruit et les assimile à son histoire (comme l'indique le célèbre dernier plan de Shining). Pour arriver à ses fins, il confrontent les personnages les plus fragiles à des hallucinations, inspirées de son passé, et propres à faire sombrer les Torrance dans la folie. Danny voit ainsi se matérialiser les deux fillettes assassinées par leur père, le précédent gardien du site. Jack, de son côté, rencontre un barman tentateur qui le pousse à sombrer dans l'alcool : affaibli par son impuissance à créer, Jack cède et devient un pantin manipulé par les esprits. Un autre élément fantastique du récit est la présence de personnages doués de dons surnaturels, tel Dick, le vieux cuisinier, et surtout Danny, qui est, d'une certaine manière, un petit cousin de Carrie. Le récit aurait pu se prêter, comme Le locataire (1976) de Polanski, à une lecture ambiguë du surnaturel : les évènements auraient pu n'être que le fruit des imaginations fragiles de Jack et Danny. Pourtant, comme Polanski dans Rosemary's baby, Kubrick va bien insister sur la réalité des phénomènes irrationnels, que ce soit les dons surnaturels de Danny (révélés dès les premières minutes du métrage, lorsque son ami imaginaire, ou fantomatique, prévoit à l'avance l'appel téléphonique de Jack ; et surtout lors de son entretien télépathique avec Dick...) ou la présence des spectres (qui libèrent Jack de l'endroit où Wendy l'a séquestré). Ainsi, Shining s'ancre nettement dans le domaine du cinéma fantastique.

Et si il y a bien une chose qui impressionne dans Shining, c'est la manière instinctive, très inventive et formellement ultra-maîtrisée, dont Kubrick compose l'atmosphère et les évènements fantastiques. Refusant la présence d'objets figurants des personnages ou des animaux dans l'Overlook (à la notable exception des galeries de photographies, illisible pour le spectateur jusqu'à la toute fin du métrage), Kubrick écarte l'idée des buissons en forme d'animaux agressant les Torrance, et leur substitue le célèbre labyrinthe végétal, correspondant mieux avec le reste de l'architecture de l'hôtel. Génial aussi, l'idée de l'ascenseur vomissant au ralenti un terrible torrent de sang qui vient engloutir la caméra placé à hauteur de la tête d'un enfant ; ou la pile de feuilles de papier sur laquelle est répétée, à l'infini, la même phrase révélatrice de la crise de Jack. On apprécie encore l'usage fort réussi de la musique, notamment lorsqu'elle appuie la montée progressive et sourde de la terreur. Curieusement, on remarque aussi que Kubrick se laisse parfois aller à des choses assez faciles, tel des effets de surprises soulignés par des zooms et des fortissimo d'orchestre. La narration, à force de refuser une progression psychologique traditionnelle, peut parfois sembler un peu heurtée et manquant de fluidité. A ce titre, l'interprétation de Nicholson, grimaçant et cabotinant plus que de raison dès le début du film, empêche de bien comprendre les étapes de son évolution psychologique. On regrette aussi que le première demi-heure (visite de l'hôtel) soit un peu lente à se mettre en place. Kubrick s'en est peut-être rendu compte, puisqu'il a coupé, pour la version distribuée en Europe, le premier quart d'heure du film, qui présentait les problèmes psychologiques du couples. Ce réalisateur a aussi retiré, après les premiers jours d'exploitation de Shining aux USA, des séquences finales dans toutes les copies distribuées : on y voyait une rencontre de Wendy et Danny avec le directeur de l'hôtel après les évènements terribles ; rencontre à la fin de laquelle une remarque ambiguë semblait montrer que ce personnage en savait plus long qu'il ne voulait bien le dire sur les fantômes de l'Overlook.

Shining sera la seule rencontre entre Kubrick et le cinéma d'épouvante. Il connaîtra un très gros succès aux USA, et reste, aujourd'hui encore, un des films d'horreur les plus célèbres et les plus admirés. On verra d'autres film de maison hantée modernisée apparaître ensuite dans son sillage (Amityville, la maison du diable (1979) de Stuart Rosenberg, L'au-delà (1981) de Lucio Fulci, et surtout Poltergeist et ses suites...). Après Shining, Kubrick annonça vouloir reprendre son projet de biographie filmé dee Napoléon, mais il revint en fait avec Full metal jacket (1987), un film sur la guerre du Vietnam. Stephen King et certains de ses fans avouèrent leur déception : l'écrivain reprocha à Kubrick de ne pas avoir bien compris les personnages. King supervisa une nouvelle adaptation pour la télévision, Shining, les couloirs du peur (1997) de Mick Garris, beaucoup plus fidèle au roman.
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Danny...Danny...Danny...Danny...
■ Azathoth 12/01/2005
Comme presque pour tous les grands réalisateurs du vingtième siècle, Kubrick, on aime ou on aime pas. Mais quoiqu'on en dise, son oeuvre reste magistrale et pleine de force. S'attaquant au registre de l'épouvante en adaptant une nouvelle de Stephen King, Kubrick arrive à lui donner une touche personelle et à se démarquer de King. Insufflant au film ses angoisses, sa vision du monde et de l'homme, Kubrick fait ressortir de l'ensemble une ambiance lourde pleine de sous-entendus à propos du passé de l'hôtel. Les acteurs, et spécialement Jack Nicholson, donnent le meilleur d'eux mêmes et font de l'ensemble un petit morceau d'angoisse. A déguster les longues soirées d'hiver.
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